On l’a vu avec Murray dans le premier volet sur le tennis de l’eau, le joueur de cet élément se révèle par deux aspects propres à l’onde : son adaptabilité et sa capacité à saper les forces adverses.
Pour son travail de sape, il opère par plusieurs biais : tout d’abord, la variabilité des zones et des effets dérègle le rythme de l’adversaire, dont il prend le contrôle ; il porte alors le combat sur un plan psychique, où l’autre doit résister à la dissolution de ses armes habituelles.
Pour les joueurs du feu, de l’air, de la terre, il les prive de leur vitesse avec des balles flottantes ou rasantes, ou encore d’angle, avec sa science de géomètre, ou enfin de puissance avec son talent pour le contre, que je vais développer à travers l’exemple de Gilles Simon. Pour les autres joueurs de l’eau, souvent moins capables de générer eux-mêmes leur vitesse, il va justement les empêcher d’utiliser ce contre en les sevrant d’attaque et en tentant de l’attirer dans une filière où ils n’excellent pas : faire le jeu, l’accélérer.
En quoi le contre relève-t-il de l’image de l’eau ?
Dans le combat, l’eau fonctionne comme ces arts martiaux qui utilisent la force adverse pour la retourner contre l’attaquant. Elle s’en repaît, s’en régale. C’est l’eau qui devient dure comme du béton en proportion de la vitesse de pénétration adverse, infligeant au plongeur un plat magistral ô combien douloureux.
Du coup, le joueur de l’eau ne déteste rien tant que d’être mis face à un joueur de son propre élément. Récemment à Marseille, Daniil Medvedev en a fait les frais, finissant aspiré (pour la 3è fois en 3 rencontres) dans le siphon du jeu du rusé Gilles Simon, avalé même tout rond dans le trou du bagel ! Gilles (54è) est alors pourtant loin de son pic, mais il a filé la leçon en faisant avaler au bouillant russe une bonne rasade de sa propre potion : vas-y, je t’attends.
Il a été le plus fort dans l’entêtement opiniâtre à « réfléchir » la frappe adverse. Car en bon joueur aqueux, Daniil préfère de loin s’appuyer sur la balle que de lui conférer une puissance pénétrante. Son jeu à plat peut prendre de vitesse par ses trajectoires, couper les pattes par son faible rebond, désespérer par son omniprésence ; Simon a porté à la perfection l’art de donner des balles molles, inconsistantes, fondantes, placées millimétriquement au défaut de la cuirasse technique de son adversaire. (A noter qu’en finale de Barcelone 2019, Dominic Thiem a contrôlé un Medvedev très en verve en usant et en abusant du slice, au lieu d’axer sa stratégie sur ses capacités de démolition usuelles. Il a mis de l’eau dans sa terre, en somme ! )
Gilou n’a pas la main de Murray, ni sa science des effets. Il fuit comme la peste le slice, le lift, la volée. Son jeu, c’est presque une désincarnation tant il est diaphane, quasi virtuel, fait de trajectoires pures. De l’eau il a l’insipidité, la translucidité, l’absence de forme. Bachelard le pointe en effet : tandis que les objets matériels résistent à la pesanteur en maintenant leur structure (« Il existe en la matière une résistance au profit de sa personnalité et de sa forme. »), à l’inverse, « Liquide est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. »
Ainsi, « L’eau m’échappe… me file entre les doigts. (…) Elle m’échappe et cependant me marque, sans que j’y puisse grand-chose. »
En ces lieux, le surnom de Gilou est « le phasme », ce truc inclassable, mi insecte, mi brindille, ni figue ni raisin, pure fabrique à illusions. Le terme capture le côté mimétique du jeu de contre, et sa capacité à générer des mirages. Si l’adversaire prend le risque de l’attaque, de la puissance, il est cloué par sa propre fulgurance. S’il s’y refuse, son jeu se dissout dans l’attentisme bien plus radical du joueur aqueux, immunisé contre ces eaux du Lèthé. Il tombe dans les bras de Morphée (divinité grecque souvent représentée par un jeune homme tenant un miroir à la main et des pavots soporifiques de l’autre), et oublie sa propre structure.
Murray/Simon à Rotterdam en 2015, où l’eau au carré. J’ai kiffé ce match.
Gilles Simon possède donc deux forces dans son jeu, à défaut des talents de main qui permettent de travailler les effets de la balle : la qualité de contre, d’une part, la maîtrise cérébrale, d’autre part. Dans la symbolique qui modèle l’imaginaire de l’eau, ce sont deux versants, deux acceptions de son caractère « réfléchissant ». Psyché, héroïne grecque visitée par Éros à la faveur de la nuit, a donné son nom tant à l’espace psychique qu’au miroir en pied pivotant. Le miroir, c’est ce qui recréé, modélise une image du monde, à l’instar de la pensée, de la réflexion.
Le joueur de l’eau, c’est donc parmi les manieurs de petite balle jaune, celui qui éloigne le plus le jeu de sa dimension corporelle, charnelle, incarnée, pour le placer sur un registre mental, cérébral, éthéré. Ainsi Daniil fut-il phasmé, ectoplasmé.
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L’image du « plat » est parlante.
On peut dire que Gillou, c’est de l’eau qui se transforme en béton, en mur de béton.
Jouer contre un mur, c’est effectivement la sensation que disent avoir éprouvée beaucoup de joueurs après avoir affronté Simon.
Ah si seulement maître Gilou pouvait être membre (aqueux) de ce forum, je suis sûr qu’il aurait plein de choses intéressantes à dire sur ce texte passionnant (lui qui ne perd jamais une occasion d’intellectualiser son métier (ce qui change un peu)).
Vous aurez compris que ce n’est pas mon cas… A part que je me suis régalé, comme d’hab.
Continuez comme ça, élève Patricia, on attend la suite.
Bonjour bonjour,
Un grand merci Patricia encore une fois pour ce bel article, truffé de références aussi littéraires que tennistiques. C’est très sympa à lire.
Je me suis refait grâce à toi le Murray / Simon de Rotterdam, Murray s’était fait phasmé comme il faut, c’est assez passionnant à regarder une fois qu’on a bien le « prisme de l’eau » en tête.
Malgré son côté un peu revanchard, teigneux dans ses déclarations, si visible dans son tennis, les interviews de Gilou sont toujours intéressantes même si manquant un peu d’objectivité. Je remercie au passage Paulo pour son article qui a suivi tout juste, belle réactivité et visiblement tous 15love est tombé en syncope devant tant d’activité puisque personne, à part quelques irréductibles, n’a commenté !! Pas sympa, c’est quoi votre mentalité de confineur endormi les gars ? C’est pas le temps qui nous manque en ce moment, sortez du bois .
C’est toujours marrant de voir comme Gilou un mec qui ressemble un peu au français moyen au premier abord : physique dans la moyenne, grande gueule, catalogué comme pas plus talentueux que ça … s’en prendre au bellâtre espagnol qu’on peut facilement mettre sur un piédestal : le grand, beau et bronzé attaquant espagnol, si flamboyant, ahah !
Mahut a un peu le même profil de jeu mais comme il a l’air bien plus sympa et assez modeste, on lui pardonne son manque de « talent » …
Pour ma part je suis plutôt admirateur du tennis de Lopez, dont je n’apprécie pas plus que ça le personnage (comme Verdasco d’ailleurs), mais dont j’aime beaucoup le tennis, assez désuet, vintage, mais encore tenace. Son service est un des plus efficaces du circuit, il a un revers à une main (certes moyen), gaucher, une volée excellente, il est encore compétitif à 38 ans (meme age que Roger), qu’on qu’on en dise ça restera un joueur assez marquant pour moi, assez unique.
Il fait partie de la race des Gilles Muller, des Karlovic, Llodra, … des mecs dont certains coups sont vraiment faibles pour leur classement (revers pour les uns, coups droits pour les autres, coups de fond de courts en général…) mais qui ont donc brillament compensé par un tennis d’attaque (ou de défense dirait gilou même si je ne suis pas convaincu par son argumentaire, aussi intéressant soit il). Ces mecs là, même si leur palmarès est pas dingue, resteront dans l’histoire du jeu, d’un certain type de jeu qui nous rendra nostalgique le jour où on ne le verra plus.
De temps en temps ya des mecs genre PH Herbert qui apparaissent pour nous rappeler que ça existe encore mais c’est bien rare désormais. J’apprécie aussi Gasquet pour son tennis assez classique, presque vintage aussi …
Voilà pour ma contribution!
« Il fuit comme la peste le slice, le lift, la volée. Son jeu, c’est presque une désincarnation tant il est diaphane, quasi virtuel, fait de trajectoires pures. De l’eau il a l’insipidité, la translucidité, l’absence de forme. » J’adore ! Brillant exercice, Patricia. Sans aller jusqu’au champ lexical aquatique, je crois que Djoko avait eu des propos dans le thème à propos de Simon quand il le bat en 5 sets à l’Australian 2016, victoire marquée par les 100 UE de la machine lance-balles ce jour-là.