La saga de l’ère Open – Acte III : Nikki Pilic

By  | 6 mars 2019 | Filed under: Histoire

Dans l’imaginaire col­lec­tif, l’année 1968 est générale­ment présentée comme le début de l’ère Open. Dans l’his­toire du ten­nis, les re­cords an­térieurs à 1968 sont, pour la plupart, en­tachés d’une sus­pic­ion quant à leur sig­nifica­tion, car ces re­cords ont été étab­lis dans le con­tex­te de deux uni­v­ers radicale­ment séparés, celui des amateurs et celui des pro­fes­sion­nels. Mais, dans la pratique, 1968 n’est que le début d’une période agitée qui va s’étaler sur toute une décen­nie, au cours de laquel­le l’ITF, in­stan­ce in­ter­nationale « of­ficiel­le » du ten­nis, va faire émerg­er les con­tours du cir­cuit pro­fes­sion­nel tel que nous le con­nais­sons aujourd’hui. Voici une es­quis­se de cette his­toire, racontée par le pris­me de ceux qui l’ont im­pulsée. Ici, Nikki Pilic.

photo-pilic


L’apat­ride

L’édi­tion 1989 de la Coupe Davis est pro­bab­le­ment l’une des plus be­lles de toute l’his­toire du Saladi­er d’ar­gent. Pour mener l’ar­mada ouest-allemande à la vic­toire, la deuxième d’affilée, Boris Be­ck­er a eu sur sa route les Etats-Unis d’André Agas­si et de Brad Gil­bert, puis la Suède de Stefan Ed­berg et de Mats Wiland­er. A l’ex­cep­tion d’Ivan Lendl (alors en voie de naturalisa­tion américaine), tout le monde dis­putait la Coupe Davis. John McEn­roe aurait pu être à Munich face à Boris, mais il ne fût pas re­tenu pour cette re­ncontre. Précisons que Brad Gil­bert était alors dans sa meil­leure saison, et même au cœur d’un été de feu qui l’a mené à la 4ème place mon­diale, son meil­leur clas­se­ment. Be­ck­er n’eût pas à l’affront­er, l’af­faire étant pliée dès le troisiè­me sim­ple. Le match face à Agas­si le pre­mi­er jour, en re­vanche, a marqué les esprits, et reste, 30 ans plus tard, l’un des plus beaux duels que la Vieil­le Dame du ten­nis nous ait of­ferts. Tout comme les deux démonstra­tions en sim­ple de Be­ck­er lors de la fin­ale face à la Suède, Ed­berg et Wiland­er ayant marqué 12 jeux à eux deux ; ces deux matchs sont peut-être les deux plus beaux de toute la carrière de Be­ck­er.

Cette édition-là m’a marquée, entre aut­res parce que la chaîne FR3, qui se pen­sait comme un ser­vice pub­lic (une autre époque…), s’intéres­sait à la Coupe Davis, même quand la Fran­ce n’était pas con­cernée, et du coup j’ai pu voir ces deux re­ncontres à la télé. Pour une raison que j’ig­nore en­core aujourd’hui, j’ai bien en­registré le nom et le visage du capitaine de l’équipe de RFA, il s’ap­pelait Nikki Pilic. Les ob­ser­vateurs men­tion­naient l’im­portan­ce con­sidér­able de Pilic, car gérer Be­ck­er, sa lumière, ses humeurs, son égo sur­dimen­sionné, et ac­cessoire­ment les aut­res joueurs de l’équipe, n’était pas une mince af­faire. Le bilan de Pilic sur la cha­ise al­leman­de est pour le moins éloquent, avec 3 vic­toires en 1988, 1989 et 1993. L’arrivée de Stich, en re­vanche, a été de trop pour le capitaine : l’arrivée d’une deuxième star alors qu’il y avait (à grand peine) la place pour une posait trop de problèmes, et il a fini par jeter l’éponge.

Au départ, je pen­sais que Pilic était Al­lemand, ce n’est qu’en 2005 que j’ai découvert qu’il était Croate, alors qu’il soulevait le Saladi­er d’ar­gent avec Ljubicic et les siens. Et il re­mpor­tera même une dernière Coupe Davis au chevet de la Ser­bie, en 2010. Ce qui fait de Pilic le déten­teur d’un étran­ge re­cord de capitaine, celui d’avoir gagné la Coupe Davis avec trois na­tions dif­féren­tes. Je visual­ise d’ici les débats em­portés qu’aurait sus­cités l’em­bauc­he par l’équipe belge, ou même américaine, de Yan­nick Noah ; avec d’un côté la mise à mort du trait­re, non con­tent de payer ses impôts en Suis­se, qui se per­met en plus d’offrir ses ser­vices à une autre équipe ; et de l’autre le French bash­ing en ac­tion, in­sis­tant sur l’in­capacité de notre belle pat­rie à re­tenir dans ses filets son Sor­ci­er at­titré du ten­nis…

Il n’est pas contra­dic­toire de salu­er le bilan de Pilic comme capitaine, puis­qu’il a su trans­cend­er ses équipes à trav­ers les pays et les époques, et de men­tionn­er son pat­riotis­me tout re­latif. Mais nul be­soin, sur ce de­rni­er point, de re­gard­er son CV de capitaine. Son CV de joueur parle pour lui. Comme avocat de la défense, et bien que ne con­nais­sant pas grand-chose au sujet, je rap­pelle que Nikki Pilic est né en 1939, il a donc eu longtemps la nationalité yougos­lave. Et au vu de la viol­ence de la guer­re civile qui a débouché sur le démantèle­ment de ce pays dans les années 90, j’imagine que de nombreux Croates avaient quel­ques soucis ex­is­tentiels à l’idée d’ar­bor­er un pat­riotis­me yougos­lave.

L’oubliée de l’ère Open

Dans la gran­de aven­ture de l’ère Open, je n’ai pas en­core men­tionné la Coupe Davis. Elle n’exis­te pas dans les ac­cords de Paris du 30 mars 1968 qui déclenchent l’ouver­ture, ce qui sig­nifie qu’elle reste l’apanage des joueurs amateurs. Au cours des mois suivants ap­paraît un statut bâtard, celui de « joueur auto­risé ». Cette in­ven­tion lexicale de haute co­u­ture sig­nifie, en clair, que le joueur reste af­filié à sa fédéra­tion (et peut donc dis­put­er la Coupe Davis et les tour­nois réservés aux amateurs), mais que contra­ire­ment à un amateur il peut touch­er of­ficiel­le­ment ses gains sur les tour­nois. L’accès au statut « auto­risé » est générale­ment le fruit d’une négocia­tion di­rec­te entre le joueur et sa fédéra­tion nationale.

Quoi qu’il en soit, les pros de la NTL et de la WCT sont, eux, totale­ment ex­clus de la Coupe Davis. Déjà à la peine avant 1968 car soum­ise aux déser­tions suc­ces­sives des meil­leurs joueurs de­venant pro­fes­sion­nels, la Coupe Davis ne pro­fite pas, dans un pre­mi­er temps, de l’ère Open. Et les édi­tions du tour­nant des décenn­ies 60 et 70 seraient lar­ge­ment à jeter aux oub­liet­tes, si elles n’avaient pas été sauvées par trois joueurs : Arthur Ashe, Stan Smith et Ilie Nas­tase. En 1968, les deux Américains met­tent fin à la domina­tion australien­ne, en l’abs­ence de tous les grands Australiens (y com­pris Em­er­son) désor­mais tous pro­fes­sion­nels. En 1969 et 1970, les Etats-Unis con­ser­vent leur bien, mais Arthur Ashe finit par jeter l’éponge de­vant l’abs­ence des joueurs pro­fes­sion­nels, qui enlève à la com­péti­tion be­aucoup de son intérêt.

C’est d’Europe, et plus précisément de Roumanie, que va venir une petite étin­celle re­ndant à la Coupe Davis une par­tie de son éclat. Aux côtés du sol­ide Ion Tiriac, le jeune Ilie Nas­tase en­tame son as­cens­ion vers les som­mets du ten­nis. En 1969, l’équipe roumaine at­teint une première fin­ale, au cours de laquel­le Nas­tase pous­se Smith dans ses de­rni­ers re­tranche­ments. Re­belote en 1971, avec un Smith désor­mais orphelin d’Arthur Ashe qui tient seul la baraque américaine ; Stan est impérial face à Nas­tase qu’il domine en trois sets, le Saladi­er reste américain.

C’est en cette même année 1971 que l’ITF vote une première réforme d’ampleur pour sa com­péti­tion phare : le Chal­lenge Round est aboli, et le tenant du titre est désor­mais con­damné à jouer les bar­rages dans sa zone géog­raphique, comme toutes les aut­res équipes. Con­séqu­ence di­rec­te, l’al­ternan­ce du pays re­ceveur est re­m­ise au goût du jour pour la fin­ale.

La farce de Bucarest

C’est ainsi qu’en 1972 les deux joueurs majeurs « non WCT » que sont Ilie Nas­tase et Stan Smith, en plus de leur fin­ale de Wimbledon, vont faire avanc­er les pions de leurs équipes re­spec­tives, jusqu’à une nouvel­le fin­ale Etats-Unis/Roumanie ; et, en vertu de l’al­ternan­ce, cette fin­ale aura lieu en Roumanie, à Bucarest. En­tretemps, Ilie Nas­tase re­mpor­te l’US Open, alors que tous les pros de la WCT sont auto­risés à dis­put­er le tour­noi (en vertu de l’ac­cord d’avril 1972 entre Lamar Hunt et l’ITF, voir l’ar­ticle précédent). Le Grand Chelem new-yorkais re­stera le seul tour­noi d’im­portan­ce à avoir ras­semblé tout le gratin du ten­nis en 1972, ce qui donne en­core plus d’éclat au pre­mi­er tri­omphe en Grand Chelem du trubl­ion roumain. Pour cette première fin­ale de Coupe Davis dis­put­ée en Europe de­puis 1937, les Roumains par­tent lar­ge­ment favoris sur leur terre bat­tue.

Cette fin­ale va re­st­er célèbre… pour de mauvaises raisons. Le con­tex­te in­ter­nation­al n’est pas à la fête ; la prise d’otages dans la déléga­tion is­raélien­ne des Jeux olym­piques de Munich, un mois plus tôt, est dans toutes les têtes. L’équipe américaine de Coupe Davis, qui com­pte deux joueurs Juifs dans ses rangs (Gottfried et Sol­omon), at­tendra le feu vert du président Nixon pour dis­put­er la re­ncontre ; elle sera ac­compagnée d’un groupe de polici­ers du SWAT pen­dant le séjour à Bucarest, et elle devra zapp­er le dîner of­ficiel de clôture de la re­ncontre. Ajoutons un con­tex­te de guer­re froide, un Nicolae Ceauses­cu en­ten­dant faire de cette re­ncontre la démonstra­tion de la sup­ériorité du socialis­me sur l’impérialis­me américain, un pub­lic chauffé à blanc et un ar­bitrage délicieuse­ment maison, on ob­tient un traquenard par­fait.

Sauf que la prin­cipale vic­time de ce con­tex­te sera Ilie Nas­tase, soumis à la pre­ss­ion de son régime qui ne lui lais­se le choix qu’entre la vic­toire et la vic­toire, au point d’être quasi-séquestré et séparé de son épouse avant et pen­dant la re­ncontre. C’est bien Ilie qui craque, dès le pre­mi­er jour, en ne résis­tant à Stan Smith que le temps d’un pre­mi­er set à ral­longe. Tiriac remet les deux équipes à égalité face à Tom Gor­man, non sans se muer en maître de cérémonie contrôlant l’ar­bitrage et le pub­lic. Le samedi, un Nas­tase en­core in­exis­tant entraîne Tiriac dans sa chute. Le di­manche, Stan Smith ter­mine le travail, non sans être poussé aux cinq sets par un Tiriac pro­vocateur qui dépas­sera les li­mites du bon goût, au point d’être exclu de l’ITF pen­dant huit semaines après la re­ncontre. L’Américain, en grand champ­ion, se re­con­centre, évite de mettre ses bal­les trop près des lig­nes sous peine de se les faire an­nonc­er faute, et finit en trom­be par un cinglant 6/0. Smith re­cev­ra le prix du fair-play de l’Unes­co.

Les débor­de­ments oc­casionnés par cette fin­ale de 1972 pous­seront l’ITF à de menues réfor­mes de l’or­ganisa­tion de la Coupe Davis au cours des années suivan­tes, notam­ment la pro­fes­sion­nalisa­tion et la neut­ralité des ar­bitres.

L’ouver­ture totale et la création de l’ATP

Mais, en cette dif­ficile année 1972, une lueur d’es­poir voit le jour. L’ac­cord signé entre la WCT et l’ITF en avril, outre qu’il rouv­re la voie à l’ouver­ture, com­por­te des con­séqu­ences, qui vont re­distribu­er les car­tes de la gouver­nance du ten­nis pro­fes­sion­nel en 1973.

Dans cet ac­cord d’avril 1972, Lamar Hunt met la main sur les quat­re pre­mi­ers mois du calendri­er, mais il s’en­gage à cess­er les débauc­hages de joueurs. C’est la fin des écu­ries pro­fes­sion­nelles, et chaque joueur est désor­mais son pro­pre pat­ron. La con­séqu­ence logique, pour chaque fédéra­tion nationale, sera de négoci­er di­rec­te­ment avec ses joueurs afin de les faire re­jou­er en Coupe Davis, quit­te à les rémunérer pour cela. L’ac­cord de 1972 précise donc que la Coupe Davis sera désor­mais ouver­te aux joueurs pro­fes­sion­nels dès l’année suivan­te.

Mais un nouvel ob­stac­le se dres­se de­vant les joueurs : privés de leur pat­ron qu’était Lamar Hunt, ils sont désor­mais livrés à eux-mêmes. Or, in­dépen­dam­ment de leur talent raquet­te en main, tous ne sont pas des businessm­en, et tous ne sont pas armés pour négoci­er une garan­tie pour venir sur un tour­noi. Au cours des années suivan­tes va émerg­er une nouvel­le pro­fess­ion dans le ten­nis de haut niveau, l’agent du joueur, voué à de­venir aussi in­dis­pens­able que l’entraineur. De vérit­ables struc­tures vont se con­solid­er au fil du temps dans les co­ulis­ses du ten­nis pro­fes­sion­nel, de­stin­ées à pro­mouvoir les joueurs et leur image et à al­iment­er leur com­pte en ban­que. La plus con­nue sera IMG, fondée par l’avocat Mark McCor­mack.

En at­tendant, au vu de la forêt vier­ge qui s’ouvre de­vant eux en cette année 1972, les joueurs vont créer une struc­ture de­stin­ée à les re­présent­er auprès de l’ITF et des di­rec­teurs de tour­nois. Au cours de ce fameux US Open qui ras­semble, pour la première fois de l’année, pre­sque tous les joueurs pro­fes­sion­nels, 80 d’entre eux, à l’issue d’une as­semblée générale, créent leur pro­pre as­socia­tion. Ce sera l’ATP (As­socia­tion of Ten­nis Pro­fes­sion­als). Le Sud-Africain Cliff Drys­dale, joueur en fin de carrière, sera leur pre­mi­er président.

L’objet yougos­lave du délit

Avec des car­tes ainsi re­bat­tues, l’ITF se doute bien que la ques­tion du rap­port de for­ces entre un joueur et sa fédéra­tion nationale fin­ira tôt ou tard par se poser. Mais peut-être pas aussi rapide­ment.

Il est temps pour notre ami Pilic d’entr­er en scène.

Du 18 au 20 mai 1973, la Coupe Davis new look ouver­te aux pro­fes­sion­nels pro­pose une af­fiche entre la Yougos­lavie et la Nouvelle-Zélande. An­odine au départ, cette re­ncontre va al­lum­er une mèche que per­son­ne n’at­tendait. La re­ncontre se solde par une vic­toire (3/2) des Néo-Zélandais, en l’abs­ence du n°1 yougos­lave, Nikki Pilic, qui dis­pute au même mo­ment un tour­noi WCT à Las Vegas. Au soir de cette défaite, la fédéra­tion yougos­lave an­non­ce l’exclus­ion de Pilic, pour une durée de neuf mois, car il s’était engagé à dis­put­er cette re­ncontre et n’a pas honoré ses en­gage­ments. L’ITF est invitée à appliqu­er la même sanc­tion au niveau in­ter­nation­al. Dès le len­demain de cette an­non­ce, l’ITF in­for­me Roland Gar­ros que Pilic ne pour­ra pas dis­put­er le tour­noi ; la fédéra­tion in­ter­nationale met ainsi ses pas dans ceux de la fédéra­tion yougos­lave.

Par la voix de son président Cliff Drys­dale, l’ATP réagit alors, en de­man­dant des pre­uves que Pilic avait ac­cepté sa sélec­tion en équipe nationale. Drys­dale précise que si la sanc­tion en­v­ers Pilic est main­tenue, les mem­bres de l’ATP boycot­teront Roland Gar­ros par sol­idarité. Porte d’Auteuil, c’est la panique, le pub­lic parisi­en n’est pas aussi accroché à son tour­noi que le pub­lic lon­doni­en. Après des édi­tions 1970, 1971 et 1972 maus­sades car privées notam­ment des grands joueurs australiens, le tour­noi com­pte sur la présence des meil­leurs pour cette édi­tion 1973.

En toute urg­ence, l’or­ganisa­tion de Roland Gar­ros ac­cepte Pilic dans le tab­leau. Pen­dant le tour­noi, une réunion est or­ganis­ée entre Pilic, l’ATP, la fédéra­tion yougos­lave et l’ITF. L’ATP n’ob­tient pas ce qu’elle de­man­de, à savoir les pre­uves que Pilic s’était bien engagé à dis­put­er cette re­ncontre de Coupe Davis. La sanc­tion de l’ITF à l’en­contre de Pilic est main­tenue, mais sa durée est réduite à un mois. Cette décis­ion ne sera re­ndue pub­lique qu’à l’issue du par­cours de Pilic dans le tour­noi.

Mais ce cher Nikki « pro­fite » de l’oc­cas­ion pour at­teindre la fin­ale, en bat­tant au pas­sage les Italiens Be­rtoluc­ci et Panat­ta. Ce sera son uni­que fin­ale en Grand Chelem, après ses deux demi-finales comme amateur à Wimbledon et l’US Open 1967. Il ne mar­quera que cinq jeux en fin­ale con­tre Ilie Nas­tase, qui re­mpor­te l’épreuve sans per­dre un set.

Le boycott de Wimbledon

Roland Gar­ros ter­miné, l’an­nonce de la sus­pens­ion de Pilic est enfin re­ndue pub­lique. Pre­mi­er de cordée, le tour­noi de Rome – qui à cette époque suit Roland Gar­ros dans le calendri­er – out­repas­se l’in­terdic­tion et admet Pilic dans le tab­leau. Le tour­noi suivant, vers lequel tous les re­gards se tour­nent, est Wimbledon, et la menace de boycott se précise.

Alors que Pilic voit son in­scrip­tion refusée pour le tour­noi lon­doni­en, Cliff Drys­dale, Allan Heyman et Her­man David, le pat­ron de Wimbledon, se réunis­sent en co­ulis­ses pour une réunion de la dernière chan­ce, mais cela n’aboutit à rien. Le bureau de l’ATP se réunit alors dans la nuit du 14 au 15 juin et vote, par une large majorité, le boycott de Wimbledon.

Le gazon sacré va donc connaître une édi­tion à nulle autre pareil­le, amputée de pratique­ment tous les joueurs mem­bres de l’ATP. Ilie Nas­tase est un des seuls à désobéir à son syn­dicat, de peur d’être radié par sa fédéra­tion ; le seul autre joueur d’en­vergure mem­bre de l’ATP sera Roger Taylor, qui ne peut décem­ment zapp­er son tour­noi de­vant son pub­lic. Mais ni l’un ni l’autre ne pro­fitera de l’oc­cas­ion pour in­scrire son nom au pal­marès de l’épreuve : la fin­ale op­pose Ian Kodès à Alex Met­reveli, deux joueurs de l’Est af­filiés à leur fédéra­tion, pour une vic­toire du Tchécos­lovaque. L’hon­neur est sauf, d’une cer­taine manière. Et le pub­lic, pas dupe, répond tout de même présent, acclamant Roger Taylor à chacune de ses ap­pari­tions (jusqu’en demi-finale), et se pre­nant de pass­ion pour deux jeunes loups qui ne tar­deront pas à faire parl­er d’eux, Björn Borg et Jimmy Con­nors, tous deux quarts-de-finalistes.

Une ques­tion de prin­cipe

Avec 46 ans de recul, l’af­faire du boycott de Wimbledon est révélat­rice d’une époque, de ses valeurs et de ses défail­lances. A l’heure où trois champ­ions af­folent les statis­tiques et font tomb­er un à un les re­cords du ten­nis, les cal­culet­tes sont prêtes avant chaque levée du Grand Chelem pour mesur­er les pro­chains re­cords qui vont tomb­er. Im­agin­er que le Big Three, ainsi que la majorité du top 100, pour­raient boycott­er le pro­chain Wimbledon relève de la science-fiction.

C’est pour­tant ce qui s’est passé en 1973 :

  • parce que la chas­se aux re­cords n’était pas un horizon.
  • parce que les tour­nois du Grand Chelem, malgré leur pre­stige, n’avaient pas l’ass­ise qu’ils ont aujourd’hui.
  • parce qu’en ter­mes de dota­tion, le cir­cuit WCT de Lamar Hunt avait une lon­gueur d’avan­ce.
  • parce que les joueurs de l’époque étaient en mesure de parl­er d’une seule voix, de se con­stitu­er en syn­dicat (le mot avait d’ail­leurs un sens qu’il n’a plus aujourd’hui) et de se plier aux décis­ions de ce syn­dicat.

Mais sur­tout, l’af­faire Pilic était une ques­tion de prin­cipe. Per­son­ne ne sait ce que Nikki Pilic et sa fédéra­tion se sont dits. Ce qui est cer­tain, c’est qu’un joueur pro­fes­sion­nel a le droit de mener sa carrière comme il l’en­tend, et de jouer un tour­noi plutôt que la Coupe Davis. Les décenn­ies suivan­tes, et sin­guliè­re­ment les dernières années, re­gor­gent d’exem­ples d’équipes de Coupe Davis tor­pillées de l’intérieur par la défec­tion de leurs meil­leurs joueurs. Que ces défec­tions soient liées à de mauvaises dates ou de mauvaises sur­faces pour les re­ncontres, à des in­com­patibilités d’humeur entre le joueur et ses co­équipi­ers, ou le capitaine, ou la fédéra­tion nationale, ou tout simple­ment que le joueur place son clas­se­ment avant son pat­riotis­me, aucune sanc­tion sérieuse ne peut être en­visag­ée. Lorsque le délicieux Giudicel­li a mis sur la table en 2017 des menaces d’exclus­ion des joueurs poten­tiels de l’équipe de Fran­ce qui ne répondraient pas à l’appel de la pat­rie, il a oublié que sa menace n’était pas crédible et qu’aucun tour­noi (hor­mis peut-être Roland Gar­ros, dont le di­rec­teur est nommé par la FFT) n’est sup­posé lui obéir. C’était déjà le cas en 1973, à un mo­ment où les joueurs n’avaient pour porte-parole qu’une as­socia­tion nais­sante, mais dont l’af­faire a démontré le pouvoir réel.

Plutôt que d’en­visag­er des sanc­tions con­tre les joueurs réfrac­taires à jouer en Coupe Davis, les di­rigeants de­vraient se de­mand­er pour­quoi le sen­ti­ment pat­riotique dont ils se récla­ment est si peu répandu chez les joueurs. L’af­faire se com­plique en­core si l’on ex­amine les per­son­nes qui ont réel­le­ment ac­compagné un joueur sur la durée de son appren­tissage. En tant que champ­ion, Djokovic s’est fait en Al­lemag­ne, Safin et Mur­ray en Es­pagne, Mary Pier­ce aux Etats-Unis, et Baghdatis en Fran­ce (mais pas sous l’égide de la FFT). La belle af­faire…

De manière plus an­ec­dotique, cette af­faire de boycott a montré que Her­man David, le grand homme de la révolu­tion de 1968, com­men­çait sans doute à vieil­lir un peu. Il ne ris­quait pour­tant pas grand-chose à désobéir à l’ITF et à ac­cept­er Pilic dans le tab­leau de Wimbledon.

Et notre ami Pilic dans tout ça ? Il est pro­bab­le­ment tombé des nues en voyant tous les joueurs man­ifest­er de la sol­idarité à son end­roit. Ils ont été nombreux, pour­tant, à soulign­er son caractère hautain et dédaig­neux. Mais la raison de ce boycott était une raison de prin­cipe, et l’em­portait sur des con­sidéra­tions per­son­nelles.

C’est ici qu’on mesure le temps qui passe : 22 ans plus tard, en 1995, le statut de co-n°1 mon­diale de Monica Seles (pen­dant une durée de 6 mois, pour son re­tour après sa dramatique ag­ress­ion d’avril 1993 à Ham­bourg) a été débattu au sein de la WTA, en présence de nombreuses joueuses ; à une ex­cep­tion près (l’absten­tion de Gab­riela Sabatini), elles se sont pro­noncées con­tre cette décis­ion, à la gran­de sur­pr­ise de la WTA qui a tout de même imposé cette décis­ion. In­ter­rogées sur ce point, les joueuses présen­tes ce jour-là étaient gênées aux en­tour­nures, et il faut re­mplir les trous : elles ne se sont pas pro­noncées sur le bien-fondé de ce statut pro­visoire de co-n°1 mon­diale, en re­vanche elles se sont opposées à ce que ce statut soit ac­cordé à Monica Seles, qui était fort peu populaire dans les ves­tiaires avant son ag­ress­ion.

Et pour finir, l’af­faire Pilic a mis en évid­ence les car­ences gigan­tesques dans la gouver­nance du ten­nis de haut niveau. En 1973, il man­que une struc­ture qui veil­le à ar­ticul­er les intérêts des joueurs, des fédéra­tions nationales et des di­rec­teurs de tour­nois et à ar­bitr­er en bonne in­tel­lig­ence les con­flits d’intérêts. Ce sera l’œuvre à venir, et son grand ar­tisan, cette fois, sera un Français.

A suiv­re : acte IV, Philip­pe Chat­ri­er

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Grand pas­sionné de ten­nis de­puis 30 ans.

29 Responses to La saga de l’ère Open – Acte III : Nikki Pilic

  1. Perse 6 mars 2019 at 22:50

    Toujours aussi intéressant et captivant Rubens. A la différence des autres articles néanmoins, Pilic n’est pas trop protagoniste même si la réflexion sur son affaire est très juste.
    En revanche, je ne connaissais pas du tout l’histoire de Seles co n°1 mondiale pour son retour. Est-ce que le classement protégé existait à l’époque ? Avait-ce une influence réelle dans les tableaux?

    • Rubens 6 mars 2019 at 23:05

      Salut Perse

      J’ai effectivement un peu « forcé » pour centrer l’article autour de Pilic. Je me suis fixé la règle de zoomer sur un personnage différent, mais en l’espèce Nikki Pilic n’est pas vraiment un acteur, plutôt un personnage autour duquel se sont cristallisées beaucoup de questions.

      Pour Seles je crois bien que c’est vrai, elle est revenue à l’été 95 et a été classée « n°1 bis » pendant 6 mois, en gros jusqu’à l’AO 96. De mémoire, avec une victoire à Toronto, une finale à l’US, une victoire à Sydney et une victoire à l’AO 96 elle a été classée n°2 de manière « classique » fin janvier 96. De manière curieuse, alors qu’elle venait de réussir un come-back hallucinant, elle n’a plus jamais brillé par la suite.

      Mais je ne mentionne Seles dans l’article que pour mesurer le fossé qui s’était creusé en 22 ans, l’esprit purement et farouchement individualiste prenant le pas sur toute autre considération.

      • Perse 6 mars 2019 at 23:20

        Bien d’accord et je comprends la disgression à propos de Seles qui a le point commun avec Pilic d’être Yougoslave également. J’ai découvert le tennis quand mes parents nous ont emmené à RG 99 dont la période glorieuse de Monica était déjà derrière elle (mais je l’ai vu jouer en 2001 je crois)

  2. Colin 8 mars 2019 at 10:08

    Bravo, on apprend des tas de choses, toujours pertinentes, et c’est super bien écrit. Un grand plaisir de lecture, et une nouvelle saga de référence pour 15-lovetennis.

    • Rubens 8 mars 2019 at 14:02

      Merci Colin pour la « saga de référence » ! Je me suis mis dans les pas d’Antoine, et aussi d’Axelbob et sa série sur Lendl à l’US, c’est vous qui avez créé les codes, je ne fais qu’inscrire mes pas dans ceux des autres !

  3. Paulo 8 mars 2019 at 15:03

    Quand on lit tes articles, on a l’impression que les faits se sont déroulés hier…
    Toujours aussi intéressant, merci !

    Je ne sais pas si l’épisode du boycott de Wimbledon en 1973 par les joueurs affiliés à l’ATP peut être comparé à celui de l’attribution de la place de co-numéro un à Seles en 95, en revanche.
    En 1973, tel que tu le racontes, ce la apparaît comme une question de principe sur le thème de l’indépendance des joueurs par rapport à leur fédé. C’est en quelque sorte le début de la forme de rivalité entre ITF et ATP : au fond, le tennis est-il un sport individuel, ou un sport collectif ? – sempiternelle question à laquelle personne n’a encore vraiment répondu.
    Je comprends tout à fait ce boycott de 1973 (d’autant qu’au niveau sousous, les enjeux n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, non seulement en termes de prize money, mais aussi de prestige, avec les contrats de sponsoring qui vont bien, s’agissant de mettre du beurre dans les épinards) : si les joueurs cédaient, chacun d’entre peux pouvait potentiellement s’attendre à ce que sa propre fédé lui impose son calendrier.
    Pour Seles en 1995, les enjeux ne sont pas du tout les mêmes, au-delà du peu d’estime que ses consœurs pouvaient avoir pour la joueuse ex-yougoslave.

    D’une façon générale, on voit peu les sportifs professionnels brandir (ou exécuter) la menace d’un boycott, ou d’une grève, pour défendre des intérêts collectifs ; le monde du sport pro étant hyper-individualiste par nature…

    Séquence nostalgie (pour ceux qui s’en souviennent) : https://www.ina.fr/video/I00009078/
    « Un Espagnol tente bien d’attaquer, mais il est pris à partie par d’autres coureurs : il reçoit même un coup de pompe »
    - un autre grève a eu lieu en 1998, mais pas pour les mêmes motifs… -

    • Rubens 8 mars 2019 at 15:18

      @Paulo,

      Je me demande du coup si j’ai bien fait de mettre l’affaire de Seles dans l’article. D’ailleurs je ne m’étais pas rendu compte au départ que Seles était yougoslave comme Pilic, c’est Perse qui l’a pointé à ma place.

      Pour Seles les enjeux ne sont pas les mêmes bien sûr, ils sont beaucoup moins importants justement. Ca changeait vaguement quelque chose pour Arantxa Sanchez par exemple, qui se retrouvait n°3 dans les tableaux (au lieu de n°2). Rien à voir avec un boycott, que 79 des 82 membres de l’ATP ont respecté, ce qui les a privés d’une édition de Wimbledon. C’est autrement plus grave que d’être n°3 au lieu de n°2 !

      Si je fais cette comparaison dans l’article, c’est pour mettre en relief l’évolution des mentalités en une vingtaine d’années. En 1973, les joueurs ont pris une position commune pour une raison de principe, ce qui n’a pas été sans conséquence pour eux. En 1995, les joueuses ont transformé une question de principe en un règlement de comptes, alors que l’enjeu pour elles était objectivement minime. C’est juste à ce niveau que je me plaçais.

  4. Mat4 10 mars 2019 at 00:18

    Encore un bel article, Rubens ! Merci.

  5. Paulo 11 mars 2019 at 16:55

    Hommage à Ivo Karlovic, 40 ans depuis le 28 février.
    Le Croate n’est toujours pas rassasié de tennis : Avec ses deux victoires à Indian Wells, sur Ebden puis Coric, son bilan sur l’année 2019 devient positif : 7 victoires pour 5 défaites.

    http://static.mondo.rs/Picture/780802/jpeg/GettyImages-1129114602.jpg

    Pour les abonnés, L’Équipe publie un article consacré aux vieux qui ne veulent pas entendre parler de retraite.

  6. Jo 13 mars 2019 at 05:11

    Si Gaël Monfils veut gagner un Masters 1000, c’est celui-là. A quel moment va-t-il tout foirer?

  7. Jo 13 mars 2019 at 10:08

    Bigre! La tenue de Nadal! Entre Véronique & Davina et Raoul le camionneur gay. A noter aussi ce commentaire d’un internaute: « Sampras looks like a homeless guy who didn’t shower for months. »

    https://www.youtube.com/watch?v=gwNjM7YoeLM

  8. Nathan 13 mars 2019 at 11:42

    Quel beau tennis que celui de Kohlschreiber ! Techniquement nickel.

    Bravo Rubens pour ce travail historique très agréable à lire !

    • Elmar 13 mars 2019 at 11:58

      Le tennis de Kohlschreiber est en effet très esthétique, mais il peut aussi surtout jouer à un niveau très élevé. Dommage que son niveau moyen soit très en-deçà, ce qui l’a empêché d’embrasser la carrière de top-ten que je lui aurais souhaitée.

    • Jo 13 mars 2019 at 12:17

      J’ai régulièrement lu ce commentaire sur le tennis de Filou. J’émettrai quelques réserves. Certes, il a un joli revers à une main, l’emblème du site, mais ça ne fait pas tout. Son coup droit est propre mais avec une prise très fermée. Et puis surtout son engagement ne va pas du tout, il n’y a aucune fluidité. On dirait un type qui apprend à servir ou, à la rigueur, Caroline Garcia.

    • Nathan 13 mars 2019 at 13:35

      La prise fermée n’est pas incompatible avec la fluidité. Quel joueur aujourd’hui n’a pas de prise fermée ? Plus ou moins fermée, OK. En tout cas ce n’est pas le coup de droit de Mauresmo. C’est un physique moyen, pas très grand, pas très massif, sa balle avance vite, il sait mettre l’autre sous pression, il sait tout faire et le fait bien, très bon tacticien, excellent fair-play, trop peut-être, tennis varié, pas heurté, plaisant à regarder. Il lui manque le coup qui fait mal mais ce n’est pas pour autant un renvoyeur inlassable. En tout cas, vous l’avez deviné, c’est un joueur que j’ai plaisir à regarder.

      • Jo 13 mars 2019 at 13:44

        Tout de même, il est heurté ce service, avec le petit saut de crapaud à la fin.

        • Nathan 13 mars 2019 at 15:02

          Et celui de Federer ?

          • Jo 13 mars 2019 at 15:50

            Je le trouve bien, dans un style compact. Avec le recul, je me demande si le plus beau service, voire l’un des plus beaux coups de l’Histoire n’est pas le service de Sampras. Majestueux, souple, aérien, létal, en un mot, évident.

            • Perse 13 mars 2019 at 19:59

              On n’est pas souvent d’accord ;)

              • Jo 14 mars 2019 at 05:01

                Je ne suis pas monomaniaque.

            • kkfm_clan_de_cheatah 13 mars 2019 at 20:39

              On se demande bien qui pourrait contester à Sampras le titre de plus beau service de l’histoire…
              Stich (1m96) ? Krajicek (1m98) ?
              Du haut de son 1m85 Pete les domine tous…

              • Nathan 14 mars 2019 at 10:10

                Edberg, moins efficace mais question fluidité et souplesse…

              • kkfm_clan_de_cheatah 14 mars 2019 at 14:52

                LOL

  9. Babolat 16 mars 2019 at 22:12

    Pas de 39e Fedal à Indian Wells. Nadal a le genou qui grince.

    • Jo 17 mars 2019 at 08:20

      Ce tournoi est un plaidoyer pour l’avortement. Première partie de tableau, Monfils-Thiem, petit choc, demi-finale avant la lettre: annulé. Deuxième partie de tableau, Federer-Nadal, gros choc, finale avant la lettre: annulé.

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