La saga de l’ère Open – Acte I : Herman David

By  | 13 février 2019 | Filed under: Histoire

Dans l’imaginaire col­lec­tif, l’année 1968 est générale­ment présentée comme le début de l’ère Open. Dans l’his­toire du ten­nis, les re­cords an­térieurs à 1968 sont, pour la plupart, en­tachés d’une sus­pic­ion quant à leur sig­nifica­tion, car ces re­cords ont été étab­lis dans le con­tex­te de deux uni­v­ers radicale­ment séparés, celui des amateurs et celui des pro­fes­sion­nels. Mais, dans la pratique, 1968 n’est que le début d’une période agitée qui va s’étaler sur toute une décen­nie, au cours de laquel­le l’ITF, in­stan­ce in­ter­nationale « of­ficiel­le » du ten­nis, va faire émerg­er les con­tours du cir­cuit pro­fes­sion­nel tel que nous le con­nais­sons aujourd’hui. Voici une es­quis­se de cette his­toire, racontée par le pris­me de ceux qui l’ont im­pulsée.

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Le règne des tar­tuffes

Wimbledon 1967. Le pub­lic lon­doni­en as­sis­te à la chevauchée d’un sujet de Sa Majesté, Roger Taylor. Âgé de 26 ans, le natif du Yorkshire at­teint sa première demi-finale en Grand Chelem, en bat­tant au pas­sage Cliff Drys­dale. Il rate de peu la fin­ale, en s’inclinant face à Wil­helm Bun­gert en cinq sets. L’Al­lemand ne fera pas le poids en fin­ale face à la nouvel­le étoile mon­tante du ten­nis australi­en, John New­combe. A 23 ans, le natif de Syd­ney re­mpor­te la première de ses trois co­uron­nes dans le Tem­ple.

Le pub­lic de Wimbledon, s’il répond présent, reste néan­moins quel­que peu sur sa faim. La fin­ale a été ex­péditive, Bun­gert n’ayant ravi que cinq jeux à son rival. Mais sur­tout, de nombreuses ab­s­ences sont à déplor­er parmi les grands champ­ions qui se sont il­lustrés les années précéden­tes, ce qui re­lativ­ise la portée de la vic­toire du jeune New­combe. Dans les tri­bunes, un homme se met au di­apason de son pub­lic, et ne cache plus son scep­ticis­me. Et pas n’im­porte quel homme : Her­man David. An­ci­en joueur dans les années 30, puis capitaine de l’équipe britan­nique de Coupe Davis, il est de­venu en­suite bi­jouti­er, mais sur­tout chair­man de Wimbledon. Non que ce nouveau vain­queur soit dénué de qualités. Mais David se de­man­de déjà quand il le verra dis­paraître, tout comme il a vu dis­paraître tant de vain­queurs des édi­tions précéden­tes : Tony Trabert, Lew Hoad, Alex Ol­medo, Rod Laver. Le pub­lic de Wimbledon n’a pas eu le loisir de les fêter longtemps : leur vic­toire les re­ndait bank­ables aux yeux de Jack Kram­er, le Pape du cir­cuit pro­fes­sion­nel, qui les en­gageait pour des tournées pro­fes­sion­nelles, avec de juteuses rémunéra­tions à la clé. Entre gagn­er 100000 dol­lars à l’année et con­tinu­er à ne rien gagn­er comme amateur, le choix était vite fait…

Cette situa­tion se doub­le d’une hy­poc­risie totale des fédéra­tions nationales, qui rémunèrent en sous-main leurs meil­leurs joueurs amateurs… afin just­e­ment de les gard­er dans les rangs amateurs. C’est ainsi que Roy Em­er­son et Manu­el San­tana sont restés of­ficiel­le­ment amateurs au cours des années précéden­tes, et ont garni leur por­tefeuil­le et leurs étagères en Grand Chelem, en l’abs­ence de tous leurs grands rivaux poten­tiels privés de toute com­péti­tion es­tampillée ITF.

Une première trans­gress­ion

Pier­re Barthès, grand es­poir du ten­nis français des années 60 parti trop tôt re­joindre les rangs pro­fes­sion­nels, a souvent narré la con­clus­ion de ses premières aven­tures chez les pros. Début 1966, il re­ntre tout juste d’une lon­gue tournée en Australie, sa première, au cours de laquel­le il s’est fort bien défendu face aux Hoad, Laver et aut­res Rosewall. A peine rentré en avion, il file di­rec­te­ment à Roland Gar­ros pour racont­er ses aven­tures aux co­pains. Mais il se voit re­fus­er l’entrée du stade, par le di­rec­teur lui-même, qui lui sig­nifie qu’aussi longtemps qu’il re­stera pro­fes­sion­nel l’accès au stade lui sera in­ter­dit.

Telle est alors l’am­bian­ce à l’œuvre au sein des in­stan­ces du ten­nis. Les pro­fes­sion­nels sont re­gardés comme de la ver­mine qui doit être éradiquée au plus vite, tant ils don­nent le mauvais ex­em­ple. Jouer au ten­nis pour de l’ar­gent, peut-on im­agin­er com­por­te­ment plus vul­gaire ?

In­utile de s’ap­pesan­tir sur l’ironie rétros­pective du pro­pos.

Aussi, lorsque notre ami Her­man David choisit d’or­ganis­er dans le Tem­ple de Wimbledon un tour­noi réservé aux pro­fes­sion­nels, quel­ques semaines après la vic­toire de New­combe, il com­met une première trans­gress­ion d’ampleur. Et des dents grin­cent. 8 mer­cenaires vont foul­er – vont souill­er – le gazon sacré, con­tre toutes les mises en garde de l’époque. Et pas n’im­porte les­quels : Laver, Rosewall, Gimeno, Gon­zales, Hoad, Stol­le, Ralston et Buchholz. Car Her­man David n’est pas sourd : il connaît la plupart d’entre eux, tous ont foulé le gazon sacré au cours de leurs années amateurs. Mais sur­tout, la rumeur fait d’eux les meil­leurs joueurs du monde, et il y a fort à pari­er que les car­tes du ten­nis de haut niveau seraient lar­ge­ment re­bat­tues si les pros étaient à nouveau admis dans les grands stades.

Ce « Wimbledon Pro » d’août 1967 va s’avérer un im­men­se succès populaire. David s’est fait souffl­er l’idée de ce tour­noi par son ami Bryan Co­wgill, le pat­ron de BBC Sports. Avec un tel blanc-seing, in­utile de préciser que l’événe­ment aura sa co­uver­ture télévisée. En di­rect, et en co­uleur s’il vous plait, pour la première fois pour un événe­ment spor­tif ! Quant au pub­lic, les seuls noms des joueurs invités suf­firont à faire le plein. Le tour­noi se sol­dera par une vic­toire de Rod Laver sur Ken Rosewall. Mais sur­tout, Her­man David, qui n’est pas sourd, n’est pas non plus aveug­le. Et il va pouvoir vérifi­er la rumeur : le spec­tacle est sans com­mune mesure avec ce que le « vrai » tour­noi de Wimbledon a pu pro­pos­er, et les pros sont bien meil­leurs que les amateurs.

La déflag­ra­tion

Her­man David vient de craqu­er une al­lumet­te, il ne va pas la tenir en main bien longtemps. Il va déclench­er l’explos­ion générale.

En sep­tembre 1967, il amor­ce la char­ge décisive, en annonçant que la pro­chaine édi­tion de Wimbledon sera « open », lors d’une conférence de pre­sse qui fera grand bruit. La décis­ion est uni­latérale, et ir­révoc­able. Elle est par­faite­ment illégale, aussi. Mais Her­man sait ce qu’il fait : en tant que pat­ron de Wimbledon, il est con­scient d’être aux man­et­tes de l’épreuve la plus pre­stigieuse de la planète ten­nis. Et il est aussi con­scient que ce pre­stige est de plus en plus terni par l’abs­ence des meil­leurs joueurs du monde et que la situa­tion ne peut plus durer.

La ripos­te de l’ITF, par la voix de son président Gior­gio Di Stefani, ne tarde pas ; elle exige de la fédéra­tion britan­nique le ban­nisse­ment du tour­noi de Wimbledon. Réponse des intéressés, le 14 décembre : la fédéra­tion britan­nique déclare l’aboli­tion de la dis­tinc­tion entre amateurs et pro­fes­sion­nels pour tous les tour­nois dis­putés sur le sol britan­nique, à com­pt­er du 1er jan­vi­er 1968. Nos voisins d’Outre-Manche se ran­gent ainsi derrière Her­man David, et poin­tent leur majeur en di­rec­tion de l’ITF.

Dans un con­tex­te de pugilat verb­al par médias in­ter­posés entre Her­man David et Gior­gio Di Stefani, deux nouveaux ac­teurs, sen­tant souffl­er le vent de l’his­toire, avan­cent alors leurs pions.

Mais tout d’abord, quid des joueurs pro­fes­sion­nels ? Ils voient poindre une lueur d’es­poir. Jack Kram­er a passé la main au début des années 60, et l’IPTA, l’as­socia­tion des joueurs pro­fes­sion­nels présidée par Ken Rosewall, est quasi­ment en état de mort clinique. Le petit maître de Syd­ney n’a pas le même talent pour les af­faires que pour gliss­er un re­v­ers, et sous sa présid­ence, les per­spec­tives fin­an­cières se sont lar­ge­ment as­somb­ries. Passé le re­crute­ment de Rod Laver fin 1962, l’IPTA s’est avérée in­cap­able de re­crut­er de nouveaux champ­ions d’en­vergure, con­cur­rencée par les de­ss­ous de table dis­tribués à des joueurs afin de les gard­er dans les rangs amateurs.

C’est Geor­ge McCall qui va voler au secours de l’IPTA. Capitaine de l’équipe australien­ne de Coupe Davis de 1965 à 1967, McCall crée la Nation­al Ten­nis League (NTL) et fait sign­er un contra­t à la plupart des meil­leurs joueurs issus de l’IPTA : Rod Laver, Ken Rosewall, Lew Hoad, Andrès Gimeno, Fred Stol­le, Pancho Gon­zales et quel­ques aut­res. Avec une telle écurie, la plus pre­stigieuse de l’époque, il pense être en mesure de négoci­er au plus of­frant la venue des uns et des aut­res sur les épre­uves « open » à venir.

Un autre ac­teur in­ter­vient, plus in­at­tendu : un mil­liar­daire texan, Lamar Hunt, et le di­rigeant d’un stade à la Nouvelle-Orléans, Dave Dixon, s’as­socient pour créer une nouvel­le struc­ture pro­fes­sion­nelle, le World Cham­pionship Ten­nis (WCT). En vue de la création d’un nouveau cir­cuit, Hunt et Dixon re­crutent plusieurs mem­bres de l’as­socia­tion des joueurs pro­fes­sion­nels, recalés par McCall : De­nnis Ralston, Horst Buchholz et Pier­re Barthès. Moins pre­stigieux a priori… mais Dixon et Hunt sont des nouveaux venus dans le ten­nis, et ils in­spirent moins con­fian­ce que McCall. Aussi mettent-ils sur la table une somme im­por­tante, as­sor­tie de for­tes garant­ies, pour re­crut­er égale­ment John New­combe, Tony Roche, Cliff Drys­dale, Nikki Pilic et Roger Taylor. Les huit joueurs ainsi re­crutés seront sur­nommés les « han­dsome eight », les « huit beaux gos­ses ».

Le vote de la Con­cor­de

L’arrivée de ces deux nouvel­les struc­tures pro­fes­sion­nelles achève de mettre le feu aux poud­res. Le 8 jan­vi­er 1968, l’ITF sus­pend la fédéra­tion britan­nique. Mais trop d’eau a coulé sous les ponts en quel­ques mois, et la posi­tion de l’ITF de­vient in­ten­able. Que vaud­ront les Grands Chelems à venir en l’abs­ence de la quasi-totalité des meil­leurs joueurs du monde ?

Le sor­ci­er Harry Hop­man, en­traineur his­torique de toute la palan­quée de champ­ions australiens ayant dominé le ten­nis de­puis 20 ans, est aussi un farouc­he par­tisan du ten­nis amateur, et a rompu de­puis plusieurs années tout con­tact avec ses an­ciens poulains de­venus pro­fes­sion­nels. De­vant la tour­nure des événe­ments, il prédit un Wimbledon décapité et com­posé ex­clusive­ment de joueurs britan­niques… Le ter­rain va lui ap­port­er la réponse.

Lors de la deuxième quin­zaine de jan­vi­er, la fédéra­tion australien­ne, la plus con­ser­vatrice de toutes, adop­te une posi­tion suicidaire mais cohérente. Elle choisit d’exclure les pro­fes­sion­nels, mais aussi les « faux amateurs » comme Roy Em­er­son et Man­olo San­tana, dont il est de notoriété pub­lique qu’ils touc­hent des de­ss­ous de table de la part de leur fédéra­tion. L’édi­tion 1968 figure en bonne place parmi les levées les plus oub­li­ables du Grand Chelem australi­en. Le tab­leau est con­stitué à 90% de loc­aux, et le vain­queur, Bill Bow­rey, ne fera plus jamais parl­er de lui…

Di Stefani finit par con­voqu­er une as­semblée générale extra­or­dinaire de l’ITF, avec l’ouver­ture pour uni­que ordre du jour. Ce sera le 30 mars 1968, à Paris, dans une salle du Salon de l’Automobile, près de la Place de la Con­cor­de. Avec Roy Em­er­son qui s’apprête à sign­er un contra­t avec la NTL, c’est désor­mais un nombre vrai­ment gênant de top joueurs qui sont vir­tuel­le­ment ex­clus des tour­nois du Grand Chelem. Le lob­by­ing de Jack Kram­er a fait son œuvre. En Fran­ce, Philip­pe Chat­ri­er, président de la ligue de Picar­die, en­trep­rend un vérit­able travail de sape par le biais de Ten­nis de Fran­ce, la revue qu’il a créée, dans laquel­le ses édi­toriaux sont de vérit­ables char­ges con­tre les di­rigeants français accrochés à leurs prin­cipes d’un autre âge.

Bref, ce 30 mars 1968, le fruit est mûr pour que l’ITF bas­cule enfin dans l’ère Open. C’est sa crédibilité qui est en jeu. Par un vote à main levée, l’ITF ac­cepte le prin­cipe d’une « ouver­ture » par­tiel­le de cer­tains tour­nois. Leur nombre n’est pas en­core fixé, il y en aura fin­ale­ment 12 en 1968.

Mai 68 : un Roland Gar­ros… révolution­naire

En avril, le tour­noi de Bour­nemouth, en An­gleter­re, re­stera dans l’his­toire comme le pre­mi­er tour­noi « Open ». L’hon­neur des amateurs est sauf, puis­que l’un des leurs, Mark Cox, l’em­porte sur Roy Em­er­son et Pancho Gon­zales. Mais la fin­ale op­pose bien les deux rois of­ficieux des années 60, Ken Rosewall et Rod Laver. C’est l’aîné qui l’em­porte en quat­re sets. Mais l’at­ten­tion se porte avant tout sur le Roland Gar­ros à venir, le Grand Chelem pre­mi­er de cordée dans cette révolu­tion en marche. La gran­de famil­le du ten­nis n’est pas totale­ment réunifiée : les han­dsome eight de la WCT doivent honor­er leurs en­gage­ments vis-à-vis de leur nouveau pat­ron Lamar Hunt, et dis­putent une tournée pro­fes­sion­nelle aux Etats-Unis. Pier­re Barthès en nour­rira un re­gret éter­nel ! Les pros de la NTL, en re­vanche, sont là et bien là, Laver et Rosewall en tête. Prudem­ment, la FFT les nomme têtes de série n°1 et 2. Le pre­mi­er « amateur », qui est d’ail­leurs passé pro le 1er avril, est Roy Em­er­son, tête de série n°4.

La FFT est réservée sur ce French Open, et les débats font rage sur le ris­que fin­an­ci­er. L’épreuve dis­tribuera 100000 francs au total, à mettre en balan­ce avec les 300000 francs de re­cet­tes de l’année précédente.

Mais une autre révolu­tion est en marche à Paris. De­puis début mai, le Quar­ti­er latin est l’épicentre d’un mouve­ment soci­al d’une ampleur sans précédent, qui lais­sera des traces indélébiles sur la société française. Et Paris n’est pas si facile à ral­li­er, les trans­ports étant lar­ge­ment bloqués. 31 for­faits sont en­registrés au 1er tour, dont ceux de Ian Kodès, Nicola Piet­rangeli et Lew Hoad. Quand la grève générale est déclenchée le 22 mai, il n’y a plus de trans­ports en com­mun dans la capitale française, ce qui s’ajoute à la pénurie d’ess­ence. Dans ce con­tex­te par­ticuli­er, be­aucoup de spec­tateurs poten­tiels ne par­vien­nent pas à ral­li­er le stade, et la première semaine est tri­stounet­te de­vant un pub­lic clair­semé. Les choses bas­culent le 30 mai : les multi­ples trans­is­tors dif­fusent dans les tri­bunes le dis­cours du Général De Gaul­le annonçant la dis­solu­tion de l’As­semblée nationale. Dès le 1er juin, dans un pays qui redémarre, le pub­lic répond mas­sive­ment présent et se montre en­thousias­te de­vant le spec­tacle qu’offrent les pros, si longtemps ban­nis du stade.

Et c’est sur­tout Pancho Gon­zales qui fait le spec­tacle. A 40 ans, le vieux lion ter­rasse Roy Em­er­son en quarts de fin­ale, en cinq sets, lais­sant au pub­lic français le goût amer de toutes ces années, ses meil­leures, où il n’a pu dis­put­er l’épreuve. Mais les deux favoris, Laver et Rosewall, sont bien au rendez-vous de la fin­ale. De­puis 1967, le second ne semble plus en mesure de con­test­er la sup­ériorité du pre­mi­er, mais sur terre bat­tue sa sci­ence du déplace­ment con­tinue à poser des problèmes à Roc­ket. Et une nouvel­le fois, le petit maître de Syd­ney va donn­er la leçon, l’em­portant en quat­re sets.

La réunifica­tion

Après le « French Open », place au « Wimbledon Open ». L’heure est venue pour Her­man David de récolt­er les fruits de son coup d’état. Cette fois tout le monde est là, et les pros ne sont pas à la fête. Le tenant du titre John New­combe est vain­cu par Arthur Ashe, et Rosewall tombe face à Tony Roche. Rod Laver, le favori, est le seul à tenir son rang. Il pro­lon­ge son in­vin­cibilité dans le Tem­ple – sa dernière défaite re­mon­te à 1960 – en écrasant Roche en fin­ale en moins d’une heure.

Dans ce con­cert désor­donné de l’ère Open, la fédéra­tion française, on l’a vu, s’est montrée réservée et par­tagée, pour des raisons es­sentiel­le­ment fin­an­cières. Son homologue américaine l’est aussi, mais pour des raisons éthiques puis­qu’el­le décide d’or­ganis­er deux tour­nois à la suite, le pre­mi­er réservé aux amateurs et le second ouvert à tous. Pour lever les de­rni­ers doutes sur l’ouver­ture, la vic­toire d’un amateur s’avère néces­saire. Ce sera Arthur Ashe. Of­fici­er de l’armée américaine, il ab­olit définitive­ment la dis­tinc­tion entre amateurs et pro­fes­sion­nels en re­mpor­tant les deux épre­uves.

Au cours de la deuxième épre­uve, pour le coup le « vrai » US Open, les vedet­tes pro­fes­sion­nelles s’inclinent prématurément, et notam­ment Laver en huitièmes face à Cliff Drys­dale. Cette édi­tion révèle le Hol­landais Tom Okker, qui vient de pass­er pro­fes­sion­nel. Le « Hol­landais volant » dis­pose de Gon­zales en quarts (l’em­pereur Pancho avait sorti Roche au tour précédent) et Rosewall en demis. Mais Arthur Ashe est le plus fort en fin­ale, et l’em­porte en quat­re sets. Pour la petite his­toire, l’amateur Américain ne touc­hera pas le chèque de­stiné au vain­queur, qui re­viendra à Okker malgré sa défaite.

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L’exploit du siècle

A l’orée de 1969, Rod Laver est le meil­leur joueur du monde, mais Ashe, Rosewall et Roche sont en posi­tion de le con­test­er. Rod re­mpor­te bien l’Open d’Australie, mais sa demi-finale face à Tony Roche, re­mportée en cinq sets, a été épique. La fin­ale, face à Andrès Gimeno (tom­beur de Rosewall) est plus tran­quil­le. Mais c’est bien Roche qui monte en puis­sance et s’af­firme comme son rival le plus en­combrant.

De l’aveu de Laver lui-même, rien n’est sérieuse­ment en­visage­able avant Roland Gar­ros. C’est la sur­face la plus dif­ficile pour son jeu d’at­taquant, et Rosewall fait une nouvel­le fois figure d’épouvan­tail. « Muscles » fait d’ail­leurs une spec­taculaire démonstra­tion de force jusqu’à la fin­ale, dominant notam­ment Roche en trois petits sets en demi-finale. In­vain­cu face à Laver sur terre bat­tue, il fait figure de net favori de la fin­ale face à Rod, d’autant que ce de­rni­er a connu une chaude al­er­te au deuxième tour face à son com­pat­riote Dick Clea­ry (qui a mené deux sets à rien). Con­tre toute at­tente, c’est le jeu précis de Rosewall qui va se dérégler ce jour-là, face à un Laver qui ne rate rien. En trois sets secs, le rouquin re­mpor­te la fin­ale et voit d’un seul coup s’ouv­rir la route du grand ex­ploit.

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Wimbledon ne sera pas la levée la plus sim­ple pour Rod. Il frôle l’ac­cident in­dustriel au deuxième tour face au modes­te In­di­en Pre­mjit Lall, qui mène deux sets à zéro. Stan Smith, 22 ans, le pous­se égale­ment aux cinq sets en huitièmes de fin­ale. Il l’em­porte en­suite en quat­re sets face à Drys­dale, Ashe et New­combe en fin­ale.

Cette fois, Laver a fait le plus dur : il est ir­résis­tible pen­dant un été de feu qui le voit re­mport­er cinq tour­nois d’affilée. A l’US Open, seul l’Américain De­nnis Ralston le menace sérieuse­ment en huitièmes de fin­ale. La pre­ss­ion est plus forte que jamais pour lui, alors que l’exploit ul­time se pro­file. Son ad­versaire pour le de­rni­er match, ô com­bi­en sym­bolique, sera Tony Roche, qui l’a dominé à cinq re­prises en 1969. C’est le ciel qui va venir au secours de Roc­ket : om­niprésen­te lors de la deuxième semaine, la pluie rend le gazon de Forest Hills quasi-impraticable. A la fin du pre­mi­er set, Laver de­man­de à l’ar­bitre la per­miss­ion de jouer avec des chaus­sures à poin­tes. En prin­cipe c’est in­ter­dit sur gazon, mais de­vant les con­di­tions extrêmes l’ar­bitre ac­cepte. Passée la perte du pre­mi­er set, Rod déroule son ten­nis, face à un Tony Roche qui patauge dans le marécage, et qui ne mar­quera plus que cinq jeux en trois sets…

Her­man David le révolution­naire

Rod Laver peut dire merci à Her­man David. L’ère Open, qui a donc débuté en 1968, lui a laissé une fenêtre uni­que pour réalis­er l’exploit ul­time du ten­nis, le Grand Chelem calen­daire, en présence de tous ses rivaux. La révolu­tion aurait pu in­ter­venir à la fin des années 40, des années 50, ou même au début des années 60. Les tyrans du ten­nis pro­fes­sion­nel que furent suc­ces­sive­ment Jack Kram­er, Pancho Gon­zales et Ken Rosewall auraient été en posi­tion favor­able pour réussir un tel ex­ploit. Mais en 1969, ce ne pouvait être que Laver. Pas en 1968 donc, le tour­noi australi­en de jan­vi­er ayant main­tenu l’exclus­ion des pros. Et pas en 1970 non plus, comme nous le ver­rons.

En 1967, Roy Em­er­son, pour sa vic­toire à Roland Gar­ros, se voyait of­frir un bon d’achat dans un magasin de sports. Un an plus tard, Rod Laver touc­hait 124000 dol­lars pour sa saison ex­cep­tion­nelle. En une année, le visage du ten­nis de haut niveau aura été trans­figuré. Pour para­phras­er nos voisins britan­niques, en sep­tembre 1967, lorsqu’­Herman David fit cette conférence de pre­sse qui déclencha la révolu­tion de l’ère Open, ce n’est pas seule­ment le con­tinent qui était isolé, c’est toute la planète ten­nis, in­carnée par l’ITF et son président Gior­gio Di Stefani.

L’ère Open va, bien en­ten­du, accélérer la pro­fes­sion­nalisa­tion du ten­nis. Entre ten­nis amateur, écu­ries pro­fes­sion­nelles et nouveaux cir­cuits de tour­nois di­rec­te­ment con­cur­rents, le modèle écon­omique du ten­nis va se cherch­er en­core quel­ques années. Mais la révolu­tion est bien en marche, et elle sera venue d’Angleter­re.

A suiv­re : acte II, Lamar Hunt

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Grand pas­sionné de ten­nis de­puis 30 ans.

26 Responses to La saga de l’ère Open – Acte I : Herman David

  1. Colin 13 février 2019 at 18:56

    Passionnant ce rappel historique, merci Rubens.
    Quelles sont tes sources? Ta mémoire uniquement? Ou ta vieille collec de « Tennis de France »?

    • Rubens 13 février 2019 at 20:58

      Salut Colin,

      Il y a quelques années j’avais déjà fait une série sur cette période, sur un autre forum. Je suis retombé dessus il y a peu, en faisant le ménage dans mon ordi. Je me suis dit que ce serait mieux de zoomer à chaque fois sur un personnage clé (plutôt un officiel). Et effectivement je me suis mis dans la roue d’Antoine, dont j’ai dégusté la série sur le tennis pro.

      Mes sources ? Tennis de France en effet, mon entraineur en avait une collection, on faisait des stages chez lui quand j’étais ado, le soir je dévorais les Tennis de France. J’hallucinais sur les éditos de Chatrier, la plume était trempée dans l’acide ! Je restitue de mémoire des bouts de ça, des bouts de Tennis Mag aussi. Et aussi ce site : http://www.histoiredutennis.com/. Plus mis à jour depuis quelques années, mais une mine d’infos !

      Ce qui ressort de cette période, c’est évidemment le Grand Chelem de Rod Laver. Il a toute sa légitimité, puisqu’aucune restriction n’a empêché ses rivaux d’être présents cette année-là. Cela dit, sans rien enlever à son exploit, d’autres grands champions l’ont précédé, et auraient été aussi en mesure de réaliser le Grand Chelem s’ils en avaient eu le droit. Plusieurs champions ont dominé leur époque sur une longue période, et avec une grande marge sur leurs opposants. Simplement cette domination ne se traduit pas par des palmarès tels que nous les mesurons aujourd’hui. C’est pour cela que je reste, globalement, un peu à l’écart des débats sur le GOAT qui agitent le landerneau depuis des années, et singulièrement depuis le trio Fedalic.

  2. Colin 13 février 2019 at 19:03

    D’ailleurs je viens de réaliser que ton texte (premier volet d’une nouvelle saga) est une suite directe de la saga jadis publiée ici-même par Antoine:
    Le tennis professionnel avant l’ère Open
    Voir notamment la partie 5/5 dont la fin est une parfaite introduction à ton texte:
    http://www.15-lovetennis.com/?p=982

    • Colin 13 février 2019 at 19:11

      Et tiens, en relisant les commentaires de l’époque, je me rends compte qu’Antoine nous avait promis une suite censée s’appeler « Les débuts de l’ère Open » (voir son commentaire du 15 septembre 2009 at 19 h 33 min). Or, à ce qu’il me semble, elle n’est jamais venue (?). Donc merci encore Rubens de reprendre le flambeau.

  3. Nathan 14 février 2019 at 11:09

    Jamais pseudo ne fut si bien porté ! Voilà, une fresque magistrale du début l’ère Open ! Nous attendons la suite avec impatience, cher Rubens, tous les lecteurs silencieux de 15love sont derrière moi, of course.

  4. Mat4 14 février 2019 at 11:55

    Merci, Ruben. Très bel article.

    • Rubens 14 février 2019 at 13:55

      Merci à tous , la suite est en préparation !

  5. Paulo 14 février 2019 at 17:52

    Je ne me rendais pas compte à quel point ce fut un exploit pour Laver de réaliser le Grand Chelem en 68… bon, en même temps comme dirait l’autre, 3 GC sur 4 se jouaient sur gazon, à l’époque.

    J’ai appris bien des choses avec cet article, Rubens ; il est toujours très instructif de connaître l’Histoire… ça permet de mieux comprendre le présent.

    • Rubens 14 février 2019 at 19:48

      Sachant qu’il a eu chaud, très chaud, à plusieurs reprises pendant son parcours. 5 matchs en cinq sets tout de même, et un paquet en quatre sets. Quand on compare avec le Djoko Slam de 2015-2016, il n’y a pas photo, Nole avait une marge nettement supérieure !

  6. Perse 15 février 2019 at 09:18

    Quel article! Un grand merci pour cet éclairage très didactique et prenant sur cette ère de grands bouleversements dans le tennis.
    La plongée dans les coulisses est très instructive pour moi qui suis né à la fin des années 80 et dont l’éveil au tennis dans une période où la structure avait sédimenté (seule la Coupe du Grand Chelem étant un indicateur de la lutte souterraine).

    • Rubens 15 février 2019 at 16:32

      Salut Perse,

      La Coupe du Grand Chelem est une verrue effectivement récente, issue directement de l’existence conjointe d’une double légitimité, celle de l’ITF et celle de l’ATP. Mais tu as assisté à un autre épisode, beaucoup plus récent encore : la vente au plus offrant de la Coupe Davis !

      • Perse 15 février 2019 at 17:06

        Oui effectivement la mort de la Coupe Davis est l’épisode le plus récent mais je ne le compte pas comme partie de l’histoire pour le moment.

  7. Nathan 16 février 2019 at 17:45

    Une fois de plus, Gaël Monfils se rappelle à notre bon souvenir.

    • Colin 17 février 2019 at 19:08

      Je n’ai pas vu le match mais les highlights sur Eurosport.fr sont très spectaculaires. Et on voit notamment La Monf’ prendre le filet!!! (idem la veille contre Medvedev sur balle de set).

    • Nathan 18 février 2019 at 14:14

      Quand Monfils est bon, il est vraiment très bon.

      Avoir éliminé l’homme en forme (Medvedev) et l’homme de retour en forme (Wawrinka), c’est très très fort.

      Cela va-t-il continuer ? Monfils a répondu dans une formule forte, sybilline, interrogeant la question du temps plus puissamment qu’Heidegger ne l’avait fait (en son temps), étincelante et métaphysiquement vertigineuse : « 2019, c’est 2019″.

      Tout est donc possible, tout et son contraire. Le fils prodigue est de retour !

    • Elmar 18 février 2019 at 17:07

      J’ai vu le match et le plus grand mérite de Monfils est d avoir gagné, sans rien lâcher dans le set final une fois le break en poche.
      Mais ce qu’il faut quand même préciser, c’est que c’est Stan qui a « décidé » de la physionomie du match. Mauvais au début, excellent au 2ème, puis baisse de concentration et de régime en début de 3ème.

    • Nathan 18 février 2019 at 20:18

      Les grands horlogers sont Suisses, c’est clair. Mais savoir profiter des « occasions » qui passent, occasions est vite dit d’ailleurs, est une qualité au tennis.

      Monfils a joué dans sa filière, celle d’une couverture de terrain exceptionnelle, entrecoupée de coups droits dévastateurs, de montées au filet bien venues et… de coups de mou habituels. C’est rare de le voir prendre le match en main du début jusqu’à la fin. Il l’a fait une fois en CD contre qui tu sais (oui, le Maître n’était pas au meilleur de sa forme, c’est incontestable) et une autre fois à l’USO, l’année dernière, pendant un set contre un excellent Nishikori qui s’est retrouvé dépassé en vitesse, en puissance, en tout. Ensuite, Monfils s’est blessé, comme d’habitude.

      Alors c’est vrai que, comme tout le monde, quand je vois Monfils diriger l’échange en puissance (très rarement, c’est vrai) on ne peut qu’entonner la rengaine : « Ah si seulement Monfils jouait tout le temps comme ça ! ».

      Malheureusement, Monfils ne le peut pas. Il n’a pas assez confiance dans son jeu. Avoir confiance dans son jeu, c’est la marque des plus grands. Dommage ! Mais qu’est-ce qu’il joue bien, Monfils, quand il joue bien ! Il faut le voir pour le croire.

  8. Paulo 16 février 2019 at 21:14

    Une information qui ne nous rajeunit pas : John McEnroe a 60 ans aujourd’hui… http://www.monsieurvintage.com/life/2019/02/john-mcenroe-fete-ses-60-ans-35563

  9. Montagne 17 février 2019 at 17:00

    Merci pour l’article qui resitue bien les évènements dans leur contexte.

    Les anglais, que l’on dit, souvent à juste titre, les champions de la tradition, ont quand même bousculé pas mal de choses pour faire avancer le schmilblick.

    • Rubens 17 février 2019 at 22:05

      Salut Montagne,

      Je n’ai pas mentionné dans l’article un petit point clé que je n’ai pas pu vérifier : j’ignore s’il existe ou non un lien organique entre Wimbledon et la fédération britannique. J’ai le souvenir d’un vieux Tennis Mag (on y revient !) où Richard Evans rappelait que Wimbledon est un club privé, parfaitement indépendant et souverain. Au contraire de Roland Garros et Flushing Meadows, qui sont les sièges de leurs fédérations nationales, et dont les recettes profitent au développement du tennis en France et aux Etats-Unis.

      Mais du coup, je ne vois pas le sens de ce qu’aurait été une « exclusion » de Wimbledon pour la fédération britannique : on n’exclut que ceux qui sont des nôtres, or Wimbledon n’a aucun lien organique avec la fédération britannique. Si quelqu’un peut m’éclairer sur ce point, je suis preneur.

      En revanche, je formule une hypothèse : Herman David a pris cette décision radicale, entre autres parce que l’ITF n’avait aucun moyen de pression sur lui. Le directeur de Roland Garros, par exemple, s’il avait pris une telle décision d’une manière aussi unilatérale, encourrait le risque d’une coupure des robinets financiers de l’ITF, une exclusion de l’équipe de France de la Coupe Davis ou quelque chose de ce genre. Herman David avait une indépendance que n’avaient pas ses homologues, c’était à lui d’initier cette révolution.

      Il est notable, encore aujourd’hui, que les 4 Grands Chelems sont indépendants les uns des autres, et que chacun prend de nombreuses décisions dans son coin. On l’a vu avec l’instauration du tie-break au cinquième set.

      • Montagne 19 février 2019 at 09:24

        Excellente remarque en effet.
        L’ITF pouvait non pas exclure la « All England Lawn Tennis and Croquet Club », mais interdire aux joueurs (amateurs) de participer au tournoi open. Mais ceux-ci auraient pu allègrement passer outre attirés par le prestige du tournoi et le montant des gains.
        Peut-être Colin a t il d’autres explications.

      • Colin 20 février 2019 at 18:59

        Tu dois confondre avec Antoine, mon cher Montagne. C’est lui l’encyclopédiste ici !

        • Montagne 20 février 2019 at 19:05

          Pas de modestie Colin, toi aussi tu es une mémoire…

        • Colin 20 février 2019 at 19:11

          C’est gentil Montagne mais ma mémoire remonte seulement à 1976. Avant, je n’y connais rien de rien !

  10. Kaelin 18 février 2019 at 19:27

    Salut à toi Rubens !

    Merci beaucoup pour cet article, très instructif et bien écrit, j’ai eu beaucoup de plaisir à le lire. Je connais très peu cette période du début de l’ère Open … Du coup j’en redemande !! J’aurais grand plaisir à lire la suite.

    Bonne semaine à tous !

  11. Nathan 20 février 2019 at 14:17

    Adieu Couilles qui n’a pas su trouver de plan B face au jeune Rublev en rut qui a joué sous l’emprise d’une furia priapique irrésistible ! J’adore ce tennis. Je ne sais pas pourquoi. D’ordinaire j’aime le tennis fluide, varié, intelligent – même si l’intelligence n’a rien à faire dans l’histoire, c’est pour mieux me faire comprendre – et là, c’est pétard à tous les étages, le gros couillu à bout de souffle qui crache ses horribles Kinder Bueno dans un râle d’impuissance, des volées liftées en veux-tu en voilà pour accélérer un peu plus un jeu déjà infernal. Ah que c’est bon !

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