Nous roulons sur nos vélos, la raquette fixée au porte-bagages par un tendeur. Jérôme me dépasse et exulte : « Tu vas prendre une bulle, c’est promis ! Ah ah ! » Loin, bien loin dans ma mémoire, cette évidence est gravée : j’ai toujours aimé le tennis. Jouer au tennis. Ce jeu est si intimement, si solidement lié à mon enfance que le souvenir précis de notre rencontre m’échappe, comme un poisson glisse entre les mains.
1973. Mamers, petite ville de 6 000 âmes, logée au cœur de la Sarthe. J’y découvre le tennis à l’âge de six ans. Deux terres battues extérieures, deux quicks, voilà pour les jours où la pluie ne tombe pas. L’hiver, c’est dans une salle omnisport au parquet fusant et au marquage compliqué que je fais mes premières armes. Cours collectif. Monsieur Alexandre nous y apprend le jeu, moniteur à l’ancienne pour du tennis à l’ancienne : le coup droit comme le revers se jouent à plat. On slice également, on essaie le chop, on l’autorise même en coup droit, lors de périlleuses montées au filet. J’apprends donc à ne pas lifter malgré l’emprise grandissante de lifteurs nés sur le tennis mondial. Au diable Borg ou Vilas, Monsieur Alexandre est têtu, il nous intimera comme modèles les Nastase, Panatta et Laver. Quatre années seulement après le second Grand chelem de l’Australien, triomphe absolu d’un style gravé dans le marbre, pourquoi révolutionner les bases de cet apprentissage ? Une mutation est en cours et je ne prendrai jamais ce train là ; le tamis de ma raquette restera toujours perpendiculaire au sol au moment de l’impact et ma prise, dite marteau, ne se fermera jamais. Mécanique non évolutive qui recherche les trajectoires tendues.
Monsieur Alexandre avait la quarantaine et une épaisse moustache noire qui s’imposa à moi comme une autorité indiscutable : s’il riait, je jubilais et s’il se fâchait je me faisais nain. Ma relation inhibée au maître fit que j’avais le plus grand mal à lui exprimer, en termes intelligibles, la folle admiration que je nourrissais pour le jeune Bjorn Borg. De plus en plus rares, mes tentatives se limitèrent à un commentaire discret le lendemain d’une finale victorieuse à Roland-Garros ou Wimbledon. Je ne pouvais pas laisser éclater ma joie librement, il s’agissait juste de glisser un « Vous avez vu le match hier ? », de souligner que l’évènement avait eu lieu, qu’une révolution était en marche. Adepte du « beau jeu », il détestait ce nouveau monde. Élève soumis, chaque victoire de Borg me ramena un peu plus à ma prise marteau. Je crois savoir aujourd’hui ce qui me fascinait en lui : à mes yeux, il était invincible, super héros désigné. Les posters, les livres, la raquette Donnay, le polo Fila, tout était bon pour entretenir la flamme. Hélas, mon corps d’enfant grassouillet ne parvint jamais à la métamorphose espérée. En 1979, nous nous rendîmes à Roland-Garros et je vis jouer Borg. Il était opposé, sur le Central, à un Français, Gilles Moretton, qui reçut ce jour-là une fessée publique. Autour de moi les gens encourageaient le local mais de mon côté, au bord de l’hystérie, je donnais de la voix à chaque passing du grand blond avec des chaussures en pécari. Il remporta le tournoi sans trembler, battant en finale Victor Pecci, playboy cocaïné dont la carrière fut une étoile filante.
Les choses sont curieuses : j’ai conservé une image assez paisible de cette moustache autoritaire et je n‘aime plus Borg. Je sais m’être trompé d’idole. Mais j’ai gardé de ce conflit originel une prise désuète, trop ouverte. Le beau jeu, mon Moby Dick à moi…et les fautes directes, corollaire irritant.
J’ai le vague souvenir, peut-être faux, que personne, à part nous, ne jouait au tennis dans cette ville. C’était encore un sport bourgeois et, à Mamers, les courts étaient souvent déserts et les partenaires de mon âge manquaient cruellement. Alors nous jouions ensemble, Jérôme et moi. Je revois mon frère ainé, mon adversaire préféré, mon défi intime. Tous les jours, ou presque, nous enfourchions nos vélos pour aller taper ces balles blanches ou orange. Rarement jaunes. Mon frère m’humiliait souvent sur un court : plus grand, plus puissant, plus endurant, un peu plus de tout. Fréquemment, voire systématiquement, cela dégénérait. Un point litigieux et je te traite de con, tu me files une claque alors je te balance un coup de raquette dans le tibia. Tu me poursuis autour du filet et je finis par m’enfuir sur mon vélo en jurant de tout raconter à Maman. Au fond, cette joie piquante qui nous animait, celle de courir après une balle comme de jeunes chiens fous, nous étions maîtres dans l’art de la transformer en théâtre dramatique. Mais, chaque jour pourtant, nous y retournions, imaginant des duels épiques dans lesquels il serait Jimmy Connors et moi Bjorn Borg. Quand le résultat d’une finale d’un Grand chelem contrariait l’un de nous deux, ce qui était presque toujours le cas, nous allions en découdre et réécrire l’Histoire du tennis sur un quick sarthois. Nous décidions alors que le match irait au meilleur des cinq manches. Et nous le faisions : je progressais plus vite et parvenais à l’accrocher de plus en plus. De temps à autre, un public invisible se levait pour nous acclamer après un passing réussi. J’aimerais que ce passing eut été lifté mais, malgré mes tentatives clandestines, loin des regards inquisiteurs de Monsieur Alexandre, mon jeu demeurait plat comme la Belgique. Je perdais ces finales bis, non sans avoir braillé et déclenché quelque incident sur le court, mais savais au fond de moi que mon idole suédoise était destinée à écraser le monde.
Cette rivalité par champions interposés encombra nos vies durant quelques années, même loin des courts. La famille étant abonnée à Tennis magazine, si le poster central honorait Connors, mon frère l’emportait illico, triomphant. Et un matin, en 1976, il me jeta hors de mon lit en hurlant : « Cette fois on sait qui est le meilleur ! » Pendant la nuit, Connors venait de ratatiner mon blond lifteur en finale de l’US Open… et mon frère avait une radio dans sa chambre. Les années suivantes m’apporteraient mon lot de revanches.
Notre analyse du tennis mondial ne convergea que sur un point : McEnroe était celui qui allait nous les hacher menues. Quand je vois aujourd’hui jouer ces trois champions, je me répète que nous nous étions tous les deux dans le faux, aveuglés par notre micro-lutte. Mac était le plus talentueux et il nous faudrait des années pour nous l’avouer autour d’un verre.
En septembre 1979, nous étions loin de nous douter que cet US Open, dans notre mythologie personnelle, serait le dernier d’une série magnifique. McEnroe battit Gerulaitis, certes. Borg et Connors avaient perdu, certes. Mais, une semaine plus tard, nous perdions notre mère. Dans la foulée, nous quittâmes Mamers définitivement pour vivre dans une grande ville. Le chagrin et l’adolescence étouffèrent notre amour du tennis, pour de longues années, sous une chappe de béton urbain. McEnroe/rebelle aurait pu être une idole idéale lors de nos années grises. Trop tard. Le Clash, remède à la douleur, nous accompagna plus sûrement. J’avais douze ans et, en l’espace de deux mois, je passai de la campagne à la ville, du tennis au punk.
J’attendis d’avoir vingt-huit ans pour parcourir le chemin inverse, jouer à nouveau, inventer un autre lien avec cet amour d’enfance et redécouvrir les délices fragiles de la prise marteau. C’est une autre histoire.
Quelques dédicaces pour conclure :
Aux années qui suivirent cette histoire.
Tags: tranche de vie
Bravo à Pierre pour son article, je le remercie d’avoir aussi bien non seulement décrit les sensations que nous avons tous éprouvé, mais aussi d’avoir su instillé à son texte le petit quelque chose qui nous a à tous mis les larmes aux yeux, et pas pour les raisons qui paraissent évidentes.
C’est certes bien écrit, vrai, profond et touchant, mais c’est surtout extrêmement juste, parce qu’il n’est pas feint. Quelqu’un l’a déjà dit sans doute plus haut, mais ce texte est réussi non parce qu’il est bien torché, ce que personne ne conteste, mais surtout parce qu’il est sincère.
Merci d’avoir partagé, c’était sans doute plus difficile qu’il n’y paraît.
J’arrive aussi bien après la bataille. Je vais donc faire bref sur les louanges, pour dire que le niveau des articles sur 15-LT est déjà exceptionnel par rapport à tout ce qui se trouve sur le web mais que là, c’est certainement l’article le plus touchant. Certains ont filé la métaphore littéraire proustienne. Version cinéma, je dirais que c’est un très bon Claude Sautet.
Un autre aspect de l’article que j’ai beaucoup apprécié, c’est, à travers l’anecdote personnelle, cette réflexion sur les phénomènes d’identification aux champions et leur cause. C’est comme toujours l’importance des 1ères fois. Ca vous tombe dessus un peu par hasard voire n’importe comment, mais vous y donnez d’autant plus de prix que vous êtes jeunes et que vous n’avez pas d’élements de comparaison antérieurs.
Je me dis que, pour ces 1ères fois, on a plus ou moins de chance. Pour ma part, le tennis était assez présent dans ma famille, mais plutôt dans le second cercle. Je n’a pas grandi à la campagne, mais en région parisienne. Mes propres parents n’étaient pas trop portés par le sport, et grâce à un copain d’école, j’ai d’abord été porté sur le judo.
La grande chance, pour moi, c’est que je n’ai pas découvert le tennis à l’époque des jeux stéréotypés, ni même à l’occasion d’un obscur quart de finale d’un ATP 500. Non, mon véritable éveil au tennis est survenu à l’occasion de ce qui reste à mon avis le plus grand match de tous les temps : la finale de Wimbledon 1980 entre Borg et Mac Enroe. Quand vous commencez par ce que le tennis peut vous donner de meilleur, ça crée des liens.
Sur le premier attachement à un joueur, Pierre et Antoine ont bien montré à quel point on est influencé par celui qui est le boss le jour J. On ne réfléchit pas. Borg a été un choix d’autant plus évident et irréfléchi qu’il était poli et bien élevé, au contraire de superbrat. Une approche intellectuelle et esthétique de son jeu, bref une approche de l’adulte que je n’étais pas, m’aurait conduit à des choix radicalement différents. En revanche, ça ne m’a pas particulièrement peiné que Borg perde en finale de Wimb 1981. Ca faisait déjà 4/5 mois qu’on le sentait bien sur le départ, et il avait déjà tellement gagné.
Ensuite, par fidélité suédoise, je suis directement passé au petit frère Wilander, dont on mesure mal à quel point son parcours est exceptionnel. Voilà probablement le joueur de l’ère open qui a le plus beau ratio palmarès/potentiel. Wilander, c’était le gars qui fait plutôt ordinaire : pas un monstre physique comme Lendl (que je détestais parce que sale gueule, grosse brute, soupçons de dopage de la filière est-européenne, contexte de guerre froide), pas un talent éclatant comme Mac Enroe, et en plus sympa comme tout, le type à qui on s’identifie le plus facilement.
Et en plus, Wilander était certainement le plus intelligent des joueurs. Sa victoire à RG 85 est un modèle : il a destabilisé Lendl en faisant souvent service-volée.
Je n’en reconnais pas moins que son jeu sur terre battue était chiant. Là où c’était enthousiasmant de voir Wilander, c’était sur surfaces rapides où son intelligence de jeu s’exprimait le mieux.
J’ai malheureusement détruit ma F200 un jour de rage, mais je ne laisserai personne dire que cette raquette était pourrie : elle était juste très môche. Et depuis quand Rossignol est une marque suédoise ?
J’ai beaucoup aimé Becker, mais peut-être en partie parce qu’il était le mieux placé pour battre Lendl. Je tiens d’ailleurs à confesser ici même qu’en tennis, mes affinités ont bien souvent été la conséquence de mes répulsions. J’ai aimé Wilander parce qu’il était David contre le méchant Goliath Lendl. J’ai aussi aimé le vieux Connors (à partir de 82) pour la même raison alors qu’objectivement sur le terrain Connors était le plus sale type qu’on puisse imaginer, mis à part bien sûr une fois qu’il a atteint l’âge canonique de 35 ans et où tout le monde le regardait avec un sourire bienveillant.
Mes amours raisonnées sont venues avec ma majorité civile. J’ai pu apprécier Sampras uniquement pour son talent, et ce d’autant plus que j’étais grand fan de Becker sur qui Pete a définitivement pris le dessus à partier de 93. Bien sûr, il faut du temps.
C’est ainsi que pour Federer, je n’ai pas tout de suite été fan, même si je n’ai pas eu la moindre répulsion envers lui. Mais il m’a fallu du temps. D’ailleurs, ce n’est pas non plus dès Wimb 2003 que mon coeur a été conquis. En y réfléchissant, je dirais que son hallucinant niveau de jeu (et aussi celui de ses adversaires en poules) au Masters 2003 a joué un rôle plus important. Les Masters (pas les Masters Series 1000, hein !), je trouve que c’est ce qui est le plus révélateur du talent, tu mets les 8 boss du circuit dans une pièce, tu les obliges à quasiment tous se rencontrer (il faut en battre 5 pour s’imposer alors que dans un tournoi du GC on bats au maximum 3 joueurs du top 8), et le mec qui sort vainqueur n’est quasi-jamais une erreur de casting (une seule exception en 40 ans dans la période noire du tennis à la charnière des années 90 et 2000).
Après, j’ai achevé de basculer dans le monde bien heureux des FFF au long de l’année 2004. Et ces amours où la tête rejoint le coeur sont celles dont il est le plus difficile de se défaire et de guérir quand elles prennent fin.
PS : Karim, pour Chang, tu lui retires injustement une finale. Ce nain (jaune, lui) a gagné 1 titre du GC et perdu 3 (et non pas 2) finales de GC (RG 95, AO 96 et USO 96).
un peu plus et je te confondais avec duong