Trajectoires tendues

By  | 21 février 2011 | Filed under: Bord de court

Nous roulons sur nos vélos, la raquet­te fixée au porte-bagages par un ten­deur. Jérôme me dépasse et ex­ul­te : « Tu vas pre­ndre une bulle, c’est pro­mis ! Ah ah ! » Loin, bien loin dans ma mémoire, cette évid­ence est gravée : j’ai toujours aimé le ten­nis. Jouer au ten­nis. Ce jeu est si in­time­ment, si sol­ide­ment lié à mon en­fan­ce que le souvenir précis de notre re­ncontre m’échap­pe, comme un pois­son glis­se entre les mains.

1973. Mam­ers, petite ville de 6 000 âmes, logée au cœur de la Sarthe. J’y découv­re le ten­nis à l’âge de six ans. Deux ter­res bat­tues ex­térieures, deux quicks, voilà pour les jours où la pluie ne tombe pas. L’hiver, c’est dans une salle om­nisport au par­quet fusant et au mar­quage com­pliqué que je fais mes premières armes. Cours col­lec­tif. Mon­sieur Al­exandre nous y apprend le jeu, moniteur à l’an­cien­ne pour du ten­nis à l’an­cien­ne : le coup droit comme le re­v­ers se jouent à plat. On slice égale­ment, on es­saie le chop, on l’autor­ise même en coup droit, lors de péril­leuses montées au filet. J’apprends donc à ne pas li­ft­er malgré l’empr­ise gran­dissan­te de li­fteurs nés sur le ten­nis mon­di­al. Au di­able Borg ou Vilas, Mon­sieur Al­exandre est têtu, il nous in­timera comme modèles les Nas­tase, Panat­ta et Laver. Quat­re années seule­ment après le second Grand chelem de l’Australi­en, tri­omphe ab­solu d’un style gravé dans le marbre, pour­quoi révolutionn­er les bases de cet appren­tissage ? Une muta­tion est en cours et je ne pre­ndrai jamais ce train là ; le tamis de ma raquet­te re­stera toujours per­pen­diculaire au sol au mo­ment de l’im­pact et ma prise, dite mar­teau, ne se fer­mera jamais. Mécanique non évolutive qui re­cherche les trajec­toires ten­dues.

Mon­sieur Al­exandre avait la quaran­taine et une épais­se mous­tache noire qui s’im­posa à moi comme une auto­rité in­dis­cut­able : s’il riait, je jubilais et s’il se fâchait je me faisais nain. Ma re­la­tion inhibée au maître fit que j’avais le plus grand mal à lui ex­prim­er, en ter­mes in­tel­ligib­les, la folle ad­mira­tion que je nour­rissais pour le jeune Bjorn Borg. De plus en plus rares, mes ten­tatives se limitèrent à un com­men­taire dis­cret le len­demain d’une fin­ale vic­torieuse à Roland-Garros ou Wimbledon. Je ne pouvais pas laiss­er éclat­er ma joie li­bre­ment, il s’agis­sait juste de gliss­er un « Vous avez vu le match hier ? », de soulign­er que l’évène­ment avait eu lieu, qu’une révolu­tion était en marche. Adep­te du « beau jeu », il détes­tait ce nouveau monde. Élève soumis, chaque vic­toire de Borg me ramena un peu plus à ma prise mar­teau. Je crois savoir aujourd’hui ce qui me fas­cinait en lui : à mes yeux, il était in­vin­cible, super héros désigné. Les post­ers, les li­vres, la raquet­te Don­nay, le polo Fila, tout était bon pour en­tretenir la flam­me. Hélas, mon corps d’en­fant gras­souil­let ne par­vint jamais à la métamorphose espérée. En 1979, nous nous rendîmes à Roland-Garros et je vis jouer Borg. Il était opposé, sur le Centr­al, à un Français, Gil­les Moret­ton, qui reçut ce jour-là une fessée pub­lique. Auto­ur de moi les gens en­courageaient le local mais de mon côté, au bord de l’hystérie, je don­nais de la voix à chaque pass­ing du grand blond avec des chaus­sures en pécari. Il re­mpor­ta le tour­noi sans trembl­er, bat­tant en fin­ale Vic­tor Pecci, playboy cocaïné dont la carrière fut une étoile filan­te.

Les choses sont curieuses : j’ai con­servé une image assez paisib­le de cette mous­tache auto­ritaire et je n‘aime plus Borg. Je sais m’être trompé d’idole. Mais j’ai gardé de ce con­flit originel une prise désuète, trop ouver­te. Le beau jeu, mon Moby Dick à moi…et les fautes di­rec­tes, cor­ol­laire ir­ritant.

J’ai le vague souvenir, peut-être faux, que per­son­ne, à part nous, ne jouait au ten­nis dans cette ville. C’était en­core un sport bour­geois et, à Mam­ers, les co­urts étaient souvent déserts et les par­tenaires de mon âge man­quaient cruel­le­ment. Alors nous jou­ions en­semble, Jérôme et moi. Je re­vois mon frère ainé, mon ad­versaire préféré, mon défi in­time. Tous les jours, ou pre­sque, nous en­fourch­ions nos vélos pour aller taper ces bal­les blanches ou oran­ge. Rare­ment jaunes. Mon frère m’humiliait souvent sur un court : plus grand, plus puis­sant, plus end­urant, un peu plus de tout. Fréquem­ment, voire systématique­ment, cela dégénérait. Un point lit­igieux et je te traite de con, tu me files une claque alors je te balan­ce un coup de raquet­te dans le tibia. Tu me pour­suis auto­ur du filet et je finis par m’en­fuir sur mon vélo en jurant de tout racont­er à Maman. Au fond, cette joie piquan­te qui nous an­imait, celle de co­urir après une balle comme de jeunes chiens fous, nous étions maîtres dans l’art de la trans­form­er en théâtre dramatique. Mais, chaque jour pour­tant, nous y re­tourn­ions, im­aginant des duels épiques dans les­quels il serait Jimmy Con­nors et moi Bjorn Borg. Quand le résul­tat d’une fin­ale d’un Grand chelem contra­riait l’un de nous deux, ce qui était pre­sque toujours le cas, nous al­l­ions en découd­re et réécrire l’His­toire du ten­nis sur un quick sarthois. Nous décid­ions alors que le match irait au meil­leur des cinq man­ches. Et nous le fais­ions : je pro­gres­sais plus vite et par­venais à l’accroch­er de plus en plus. De temps à autre, un pub­lic in­visib­le se levait pour nous acclam­er après un pass­ing réussi. J’aimerais que ce pass­ing eut été lifté mais, malgré mes ten­tatives clan­destines, loin des re­gards in­quisiteurs de Mon­sieur Al­exandre, mon jeu de­meurait plat comme la Be­lgique. Je per­dais ces fin­ales bis, non sans avoir braillé et déclenché quel­que in­cident sur le court, mais savais au fond de moi que mon idole suédoise était de­stin­ée à écras­er le monde.

Cette rivalité par champ­ions in­ter­posés en­combra nos vies durant quel­ques années, même loin des co­urts. La famil­le étant abonnée à Ten­nis magazine, si le post­er centr­al honorait Con­nors, mon frère l’em­portait il­lico, tri­omphant. Et un matin, en 1976, il me jeta hors de mon lit en hur­lant : « Cette fois on sait qui est le meil­leur ! » Pen­dant la nuit, Con­nors venait de ratatin­er mon blond li­fteur en fin­ale de l’US Open… et mon frère avait une radio dans sa chambre. Les années suivan­tes m’ap­porteraient mon lot de re­vanches.

Notre an­alyse du ten­nis mon­di­al ne con­ver­gea que sur un point : McEn­roe était celui qui al­lait nous les hach­er menues. Quand je vois aujourd’hui jouer ces trois champ­ions, je me répète que nous nous étions tous les deux dans le faux, aveuglés par notre micro-lutte. Mac était le plus talen­tueux et il nous faud­rait des années pour nous l’avou­er auto­ur d’un verre.

En sep­tembre 1979, nous étions loin de nous dout­er que cet US Open, dans notre myt­hologie per­son­nelle, serait le de­rni­er d’une série mag­nifique. McEn­roe bat­tit Gerulaitis, cer­tes. Borg et Con­nors avaient perdu, cer­tes. Mais, une semaine plus tard, nous per­d­ions notre mère. Dans la foulée, nous quittâmes Mam­ers définitive­ment pour vivre dans une gran­de ville. Le chag­rin et l’adolesc­ence étouffèrent notre amour du ten­nis, pour de lon­gues années, sous une chap­pe de béton ur­bain. McEn­roe/­rebel­le aurait pu être une idole idéale lors de nos années grises. Trop tard. Le Clash, remède à la douleur, nous ac­compag­na plus sûre­ment. J’avais douze ans et, en l’es­pace de deux mois, je pas­sai de la cam­pagne à la ville, du ten­nis au punk.

J’at­tendis d’avoir vingt-huit ans pour par­courir le chemin in­ver­se, jouer à nouveau, in­vent­er un autre lien avec cet amour d’en­fance et re­découv­rir les délices fragiles de la prise mar­teau. C’est une autre his­toire.

Quel­ques dédicaces pour con­clure :

À Mon­sieur Al­exandre.

À mon frère Jérôme.

Aux années qui suivirent cette his­toire.

Tags:

318 Responses to Trajectoires tendues

  1. Fabien 24 février 2011 at 12:00

    Bravo à Pierre pour son article, je le remercie d’avoir aussi bien non seulement décrit les sensations que nous avons tous éprouvé, mais aussi d’avoir su instillé à son texte le petit quelque chose qui nous a à tous mis les larmes aux yeux, et pas pour les raisons qui paraissent évidentes.

    C’est certes bien écrit, vrai, profond et touchant, mais c’est surtout extrêmement juste, parce qu’il n’est pas feint. Quelqu’un l’a déjà dit sans doute plus haut, mais ce texte est réussi non parce qu’il est bien torché, ce que personne ne conteste, mais surtout parce qu’il est sincère.

    Merci d’avoir partagé, c’était sans doute plus difficile qu’il n’y paraît.

  2. Jérôme 25 février 2011 at 14:22

    J’arrive aussi bien après la bataille. Je vais donc faire bref sur les louanges, pour dire que le niveau des articles sur 15-LT est déjà exceptionnel par rapport à tout ce qui se trouve sur le web mais que là, c’est certainement l’article le plus touchant. Certains ont filé la métaphore littéraire proustienne. Version cinéma, je dirais que c’est un très bon Claude Sautet.

    Un autre aspect de l’article que j’ai beaucoup apprécié, c’est, à travers l’anecdote personnelle, cette réflexion sur les phénomènes d’identification aux champions et leur cause. C’est comme toujours l’importance des 1ères fois. Ca vous tombe dessus un peu par hasard voire n’importe comment, mais vous y donnez d’autant plus de prix que vous êtes jeunes et que vous n’avez pas d’élements de comparaison antérieurs.

    Je me dis que, pour ces 1ères fois, on a plus ou moins de chance. Pour ma part, le tennis était assez présent dans ma famille, mais plutôt dans le second cercle. Je n’a pas grandi à la campagne, mais en région parisienne. Mes propres parents n’étaient pas trop portés par le sport, et grâce à un copain d’école, j’ai d’abord été porté sur le judo.

    La grande chance, pour moi, c’est que je n’ai pas découvert le tennis à l’époque des jeux stéréotypés, ni même à l’occasion d’un obscur quart de finale d’un ATP 500. Non, mon véritable éveil au tennis est survenu à l’occasion de ce qui reste à mon avis le plus grand match de tous les temps : la finale de Wimbledon 1980 entre Borg et Mac Enroe. Quand vous commencez par ce que le tennis peut vous donner de meilleur, ça crée des liens.

    Sur le premier attachement à un joueur, Pierre et Antoine ont bien montré à quel point on est influencé par celui qui est le boss le jour J. On ne réfléchit pas. Borg a été un choix d’autant plus évident et irréfléchi qu’il était poli et bien élevé, au contraire de superbrat. Une approche intellectuelle et esthétique de son jeu, bref une approche de l’adulte que je n’étais pas, m’aurait conduit à des choix radicalement différents. En revanche, ça ne m’a pas particulièrement peiné que Borg perde en finale de Wimb 1981. Ca faisait déjà 4/5 mois qu’on le sentait bien sur le départ, et il avait déjà tellement gagné.

    Ensuite, par fidélité suédoise, je suis directement passé au petit frère Wilander, dont on mesure mal à quel point son parcours est exceptionnel. Voilà probablement le joueur de l’ère open qui a le plus beau ratio palmarès/potentiel. Wilander, c’était le gars qui fait plutôt ordinaire : pas un monstre physique comme Lendl (que je détestais parce que sale gueule, grosse brute, soupçons de dopage de la filière est-européenne, contexte de guerre froide), pas un talent éclatant comme Mac Enroe, et en plus sympa comme tout, le type à qui on s’identifie le plus facilement.
    Et en plus, Wilander était certainement le plus intelligent des joueurs. Sa victoire à RG 85 est un modèle : il a destabilisé Lendl en faisant souvent service-volée.

    Je n’en reconnais pas moins que son jeu sur terre battue était chiant. Là où c’était enthousiasmant de voir Wilander, c’était sur surfaces rapides où son intelligence de jeu s’exprimait le mieux.

    J’ai malheureusement détruit ma F200 un jour de rage, mais je ne laisserai personne dire que cette raquette était pourrie : elle était juste très môche. :mrgreen: Et depuis quand Rossignol est une marque suédoise ?

    J’ai beaucoup aimé Becker, mais peut-être en partie parce qu’il était le mieux placé pour battre Lendl. Je tiens d’ailleurs à confesser ici même qu’en tennis, mes affinités ont bien souvent été la conséquence de mes répulsions. J’ai aimé Wilander parce qu’il était David contre le méchant Goliath Lendl. J’ai aussi aimé le vieux Connors (à partir de 82) pour la même raison alors qu’objectivement sur le terrain Connors était le plus sale type qu’on puisse imaginer, mis à part bien sûr une fois qu’il a atteint l’âge canonique de 35 ans et où tout le monde le regardait avec un sourire bienveillant.

    Mes amours raisonnées sont venues avec ma majorité civile. J’ai pu apprécier Sampras uniquement pour son talent, et ce d’autant plus que j’étais grand fan de Becker sur qui Pete a définitivement pris le dessus à partier de 93. Bien sûr, il faut du temps.

    C’est ainsi que pour Federer, je n’ai pas tout de suite été fan, même si je n’ai pas eu la moindre répulsion envers lui. Mais il m’a fallu du temps. D’ailleurs, ce n’est pas non plus dès Wimb 2003 que mon coeur a été conquis. En y réfléchissant, je dirais que son hallucinant niveau de jeu (et aussi celui de ses adversaires en poules) au Masters 2003 a joué un rôle plus important. Les Masters (pas les Masters Series 1000, hein !), je trouve que c’est ce qui est le plus révélateur du talent, tu mets les 8 boss du circuit dans une pièce, tu les obliges à quasiment tous se rencontrer (il faut en battre 5 pour s’imposer alors que dans un tournoi du GC on bats au maximum 3 joueurs du top 8), et le mec qui sort vainqueur n’est quasi-jamais une erreur de casting (une seule exception en 40 ans dans la période noire du tennis à la charnière des années 90 et 2000).
    Après, j’ai achevé de basculer dans le monde bien heureux des FFF au long de l’année 2004. Et ces amours où la tête rejoint le coeur sont celles dont il est le plus difficile de se défaire et de guérir quand elles prennent fin.

    PS : Karim, pour Chang, tu lui retires injustement une finale. Ce nain (jaune, lui) a gagné 1 titre du GC et perdu 3 (et non pas 2) finales de GC (RG 95, AO 96 et USO 96).

    • MarieJo 25 février 2011 at 14:55

      un peu plus et je te confondais avec duong ;)

info login

pour le login activer sur votre profil la barre d'outils

Demande d’inscription

contactez-nous à : 15-lovetennis@orange.fr

Archives

Commentaires récents

Suivez nous sur Twitter

@15lovetennis