1989, un Roland Garros révolutionnaire ?

By  | 6 mars 2021 | Filed under: Actualité, Histoire, Légendes

Je suis récem­ment tombé sur ce « Long for­mat » signé Laurent Vergne, sur Euros­port, retraçant mag­nifique­ment l’épopée de Mic­hael Chang à Roland Gar­ros en 1989 (lien). Ar­ticle très com­plet pour son rap­pel détaillé du par­cours im­prob­able du sino-américain et du con­tex­te en­tourant cette levée 1989 de l’ocre parisi­en.

Mais c’est la dernière par­tie de l’ar­ticle, « Les para­doxes de Mon­sieur Chang », qui m’intéresse ici. En es­sayant de démêler les contra­dic­tions de cette vic­toire sur­pr­ise, Laurent Vergne met sur la table un sujet fin­ale­ment peu abordé, la sur­pr­ise d’une vic­toire aussi précoce, doublée d’une autre sur­pr­ise, qu’il n’ait jamais réussi à re­mport­er un autre titre du Grand Chelem. Mais les répon­ses pro­pos­ées par Pat­rice Clerc (di­rec­teur du tour­noi à l’époque) et Philip­pe Bouin (Pape du ten­nis à l’Equipe) semblent sujet­tes à cau­tion.

L’effet de sur­pr­ise ? Il est à doub­le face lorsque deux joueurs s’affron­tent pour la première fois. Et l’effet de sur­pr­ise ne vaut ni pour Lendl, qui avait déjà croisé le fer avec Chang lors de deux ex­hibi­tions récen­tes, ni pour Ed­berg, vain­cu à In­dian Wells par Chang quel­ques mois plus tôt et qui avait d’autant plus de raisons de se méfier. L’explica­tion de Philip­pe Bouin tient davan­tage la route, mais il faut l’étoff­er. Oui, la vites­se de déplace­ment de Chang était phénoménale, et oui ça s’est avéré in­suf­fisant par la suite pour qu’il doub­le la mise en Grand Chelem. Mais il y man­que une con­clus­ion im­por­tante : pour pre­ndre l’exem­ple de la deuxième fin­ale parisien­ne de Mic­hael en 1995, le ten­nis a connu un saut qualitatif entre 1989 et 1995. Et malgré ses progrès, notam­ment au ser­vice, le petit Américain a dû faire face à une accéléra­tion du jeu à laquel­le il n’a pas su répondre.

Révolution­naire, ce Roland Gar­ros 1989 ?

Lendl et Wiland­er

A l’orée de cette cuvée, il est im­pos­sible de ne pas men­tionn­er les deux tauli­ers du tour­noi, qui se sont par­tagés 6 des 7 édi­tions précéden­tes, et dont on peine à ne pas faire les deux favoris naturels.

Je jet­terai un voile pudique sur mon Suédois préféré, à pro­pos duquel je me suis précédem­ment livré à un com­ing out épis­tolaire. En ce prin­temps 1989, le tenant du titre est en pleine dégrin­golade et traine son vague à l’âme sur les co­urts. Le ten­nis est toujours là, mais le cœur et la tête n’y sont plus. Le Kas­parov de Växjö ne doit sa présence en quarts de fin­ale qu’à un tab­leau favor­able. Le pre­mi­er ob­stac­le, An­drei Ches­nokov, sera be­aucoup trop haut.

Le cas d’Ivan Lendl est plus énig­matique. En ce prin­temps 1989, le tyran d’Ostrava tient à nouveau fer­me­ment les rênes du ten­nis mon­di­al. Enfin titré en Australie, il n’a connu que deux fois la défaite de­puis le début de l’année. Cinq tit­res se sont ajoutés à ses étagères, dont deux à l’approc­he de la quin­zaine parisien­ne, à Forest Hills et à Ham­bourg.

In­ter­rogé à de nombreuses re­prises à pro­pos de sa défail­lance face à Chang, Ivan a livré quel­ques éléments de con­tex­te. Comme toujours quand un joueur parle de lui-même, on pre­ndra l’in­forma­tion d’où elle vient et, pour re­prendre la for­mule de Laurent Vergne, « Lendl avait perdu. C’est tout ce qui com­ptait à ses yeux, pas le chemin qui avait mené à cette défaite. » Le monde en­ti­er s’étant tapé sur les cuis­ses de­vant cette farce dont il fut le di­ndon, le re­gard, même rétros­pectif, de Lendl sur ce match est resté aux oub­liet­tes. Que le n°1 mon­di­al ait défail­li men­tale­ment de­vant un gamin de 17 ans per­clus de cram­pes est une évid­ence, mais per­son­ne ne s’est at­tardé sur la pro­pre défail­lance physique d’Ivan. Moins visib­le et moins théâtralis­ée que celle de Chang, la fatigue de Lendl n’en fut pas moins réelle. Vic­time de pépins physiques en avril, le Tchécos­lovaque avait réduit au mini­mum sa prépara­tion sur terre. Ab­sent à Monte Carlo et à Rome – contra­ire­ment aux années précéden­tes – il avait re­tardé son arrivée en Europe en s’alig­nant à Forest Hills. Il avait bien quel­ques matchs dans les pat­tes en ar­rivant Porte d’Auteuil, mais pas autant qu’il l’aurait souhaité, et pas assez pour at­teindre la plénitude de ses moyens physiques. Au cin­quiè­me set, son man­que de lucidité est flag­rant, mais il s’explique aussi par la fatigue.

Pour le reste, on ap­portera une petite nuan­ce à la légende ur­baine con­cer­nant ce match, Lendl ayant été vain­cu par un gamin ne pouvant plus march­er. Oui, Chang pouvait march­er, et même co­urir. Il souffrait, il récupérait entre les points, et même pen­dant les points grâce à ses moon­balls. Et rétros­pective­ment, la qualité ten­nistique de ce cin­quiè­me set n’est pas extra­or­dinaire, mais pas ridicule non plus.

Agas­si et Co­uri­er

Le mot « révolu­tion » est as­sor­ti à bien des sauces quand il s’agit d’évoqu­er le tri­omphe in­at­tendu de Mic­hael Chang en 1989. Mais en la matière, il re­nvoie bien davan­tage à une con­cor­dance de dates : 1989 est l’année du Bi­cen­tenaire de notre Révolu­tion nationale, mais aussi l’année des émeutes de la Place Tian’anmen à Pékin (pays d’origine de la famil­le Chang), sans oub­li­er la chute du Mur de Be­rlin quel­ques mois plus tard. On ne dis­ser­tera pas ici sur la per­tin­ence ou non du mot « révolu­tion » dans de tels événe­ments ; plusieurs secous­ses con­comitan­tes ont ef­fective­ment es­quissé un nouvel ordre mon­di­al en cette année 1989. Mais de révolu­tion ten­nistique, sig­nalée par l’arrivée de joueurs ou de matériels novateurs, il ne fut nul­le­ment ques­tion sur cette édi­tion. Si l’on doit parl­er de révolu­tion ten­nistique dans ces années-là à Roland Gar­ros, on se tour­nera davan­tage vers l’édi­tion précédente, celle de 1988.

Non pour le Lendl/McEn­roe, sub­limé à l’écran par le documen­taire – du reste in­dis­pens­able – Le crépus­cule des dieux de Be­njamin Ras­sat. En­core moins pour les réfor­mes d’ar­bitrage qu’il semble avoir in­direc­te­ment pro­voquées. Et pas davan­tage pour la caval­cade jusqu’à la fin­ale de notre Riton nation­al (en­core que le sim­ple fait qu’il ne se soit ni blessé ni autodétruit pen­dant 12 jours est en soi un re­cord per­son­nel). La gran­de nouvel­le de 1988, c’est la percée jusqu’au de­rni­er carré d’un autre adoles­cent américain, Andre Agas­si. Et cette révolu­tion n’a rien à voir avec ses tenues. En cum­ulant puis­sance de feu et prises de balle précoces, il a in­auguré une nette accéléra­tion des cad­ences dans l’échan­ge, et la prise de temps à l’ad­versaire.

Le Kid de Las Vegas n’avait alors que 18 ans et, de manière fort logique, un Mats Wiland­er alors au som­met de sa carrière l’a ramené à la raison et à ses li­mites physiques, en lui col­lant une bulle au cin­quiè­me set. Néan­moins, à l’ouver­ture de Roland Gar­ros 1989, le nom d’Agas­si est sur toutes les lèvres, et be­aucoup sont per­suadés que l’aver­tisse­ment lancé par Agas­si l’année précédente an­non­ce son co­uron­ne­ment futur sur l’ocre parisi­en.

La sur­pr­ise n’en sera que plus gran­de de voir Dédé chut­er au troisiè­me tour, face à son an­ci­en codétenu chez Bol­lettieri, Jim Co­uri­er, qui avait peu fait parl­er de lui jusqu’alors. Une sur­pr­ise, vrai­ment ? Jim n’est pas en­core le monstre physique et ment­al qu’il va de­venir, mais ce jour-là il frap­pe en­core plus fort que son rival, en man­que de sen­sa­tions, et qui ne tiendra pas la dis­tan­ce physique­ment. Pour Agas­si, l’heure est à une première re­m­ise en ques­tion. Quel­ques semaines plus tard, il fera une re­ncontre déter­minan­te pour la suite de sa carrière – et de sa vie – en la per­son­ne de Gil Reyes, et à par­tir de l’année suivan­te il ne sera plus pris en défaut sur le plan de l’en­duran­ce physique.

Quant à Co­uri­er, il n’a pas en­core 19 ans, et il va s’inclin­er à l’usure con­tre An­drei Ches­nokov au tour suivant. Les deux futurs ad­versaires de la fin­ale de 1991 vont bien pro­voqu­er un chan­ge­ment d’époque mais, pour l’un comme pour l’autre, en 1989 il est en­core trop tôt.

Man­cini

Les li­mites physiques d’Agas­si ont d’ail­leurs été mises en lumières quel­ques jours avant l’ouver­ture de la quin­zaine parisien­ne. En fin­ale de Rome, l’Américain lais­se échapp­er une balle de match au quat­rième set, avant de s’écroul­er au cin­quiè­me, face à l’épouvan­tail ter­ri­en de ce prin­temps, Al­ber­to Man­cini.

Déjà co­uronné à Monte-Carlo quel­ques semaines plus tôt, ce jeune Ar­gentin de 20 ans détonne. Des cuis­ses de rug­byman, une rapidité in­croy­able, un sens inné de la glis­sade sur terre bat­tue, et sur­tout, sur­tout, des coups d’une puis­sance jamais vue auparavant, le ténébreux Al­ber­to est le « tube » du mo­ment. Outre sa joute romaine con­tre Agas­si, c’est sa mag­nifique fin­ale monégas­que face à Be­ck­er qui mar­quera les esprits. At­teig­nant la première de ses trois fin­ales au pied du Roch­er, Boris peut raison­nable­ment croire en ses chan­ces, d’autant qu’il semble enfin avoir dompté la sci­ence du déplace­ment sur terre bat­tue. L’Al­lemand sera pour­tant dominé, de la plus sur­prenan­te des manières pour lui : en puis­sance. Saoulé de coups pen­dant quat­re heures, Be­ck­er rend les armes à l’issue de l’une des plus be­lles fin­ales de l’his­toire du tour­noi.

Arrivé à Roland Gar­ros come tête de série n°11, mais sur­tout en posi­tion de favori, Man­cini semble as­sum­er son nouveau statut. Au troisiè­me tour, il écarte sans ménage­ment une valeur sûre sur terre, son com­pat­riote Mar­tin Jaite. Mais c’est au tour suivant que son sort va se scell­er. Face à l’at­taquant helvète Jacob Hlasek, il di­lapide une avan­ce de deux sets. Il l’em­porte 6/4 au cin­quiè­me, en y lais­sant trop d’éner­gie et d’influx ner­veux. Après une mois­son prin­taniè­re fruc­tueuse mais épuisan­te, ce huitième de fin­ale, par ail­leurs l’un des plus beaux matchs du tour­noi, le lais­se ex­san­gue. En quarts de fin­ale, il n’a plus l’éner­gie et la vites­se néces­saires pour ajust­er ses pass­ings face à un nouvel at­taquant, Ed­berg, qui le li­quide en trois sets. Man­cini prend-il date pour la suite ? Même pas. Son jeu, trop gour­mand en éner­gie, l’ex­pose à de nombreuses bles­sures, et jamais il ne retro­uvera de tel­les al­titudes.

Must­er

Et quit­te à se re­plong­er dans ce Roland Gar­ros 1989, pour­quoi ne pas évoqu­er celui qui en fut le grand ab­sent, Thomas Must­er ? La référence n’a rien d’anodin lorsqu’on connaît son pal­marès sur ocre, mais sur­tout quand on se rap­pelle qu’au mo­ment où est sur­venu le ter­rible ac­cident de voi­ture à Miami alors qu’il s’apprêtait à dis­put­er la fin­ale de ce cru 1989, l’Aut­richi­en était sur une trajec­toire as­cen­dante. En demi-finale de l’Open d’Australie, il avait donné du fil à re­tordre à Ivan Lendl, et il s’apprêtait à en faire de même à Miami. Au soir de sa demi-finale floridien­ne – gagnée en cinq sets face à Yan­nick Noah – il était penché vers le co­ffre de sa voi­ture quand elle fut per­cut­ée à l’avant par un chauf­fard ivre. Pro­jeté plusieurs mètres en arrière, Must­er a le genou sévère­ment touché ; c’est de­puis un fauteuil roulant qu’il suiv­ra ce Roland Gar­ros. Nombreux alors sont ceux qui le croient définitive­ment perdu pour le ten­nis. Quel­ques mois plus tard, une photo où il frap­pe con­tre un mur avec la jambe at­tachée à un banc fera le tour du monde.

En ce début 1989, l’Aut­richi­en semblait avoir franchi un cap, en at­teig­nant la demi-finale du pre­mi­er Grand Chelem de l’année, puis la fin­ale du « cin­quiè­me Grand Chelem » floridi­en comme il était appelé à l’époque. Début mai, il poin­tait à la 6ème place mon­diale, et son pédigrée sur terre – déjà 5 tit­res – al­lait en faire de toute évid­ence un homme à éviter à Roland, et un homme auquel le titre Porte d’Auteuil semblait prédes­tiné.

Prédes­tiné, car la puis­sance et la préémin­ence physique de ce jeune gauch­er Aut­richi­en de 21 ans étaient alors inédites. Ses matchs sur terre, il les gag­nait par as­phyxie, en usant l’ad­versaire avec des frap­pes pas si liftées, mais très lour­des et très dif­ficiles à contrôler. Le jeune Nadal, à ses débuts 15 ans plus tard, s’inscrira d’ail­leurs dans une filière assez pro­che. Aucun fan­tassin de la légen­daire ar­mada suédoise des années 80 ne rival­ise avec la puis­sance du jeune Must­er qui émerge à la fin de la décen­nie. La réforme se fera at­tendre : brisée net à Miami 1989, la trajec­toire de Must­er sera une lon­gue re­construc­tion, et 6 ans lui seront néces­saires pour at­teindre la plénitude de ses moyens physiques et aller cherch­er le titre parisi­en.

Wimbledon-sur-Seine

Avant de co­uronn­er un adoles­cent, cette édi­tion uni­que en son genre a donc vu tous les can­didats au titre trébuch­er les uns après les aut­res. Mais elle a aussi, jusqu’au bout, en­tretenu l’es­poir qu’un at­taquant al­lait enfin l’em­port­er.

Pour Ed­berg et son service-volée, pour Be­ck­er et ses frap­pes sur­puis­santes, la terre bat­tue n’était évidem­ment pas une sur­face naturel­le. L’ad­versaire y bénéficiait de quel­ques précieux dixièmes de secon­des pour ajust­er ses pass­ings face à l’at­taquant scan­dinave ; quant à l’Al­lemand, son déplace­ment un peu lourd se prêtait mal aux glis­sades. L’un et l’autre, toutefois, s’étaient déjà sig­nalés Porte d’Auteuil : un quart en 1985 pour Ed­berg, un quart en 1986 et une demie en 1987 pour Be­ck­er. Lorsque le tirage au sort est connu, l’un et l’autre peuvent en­visag­er sereine­ment leur avancée dans le tour­noi. Ils se par­tagent la moitié basse du tab­leau, loin de Lendl, Wiland­er et Agas­si. Claire­ment, ils ont un coup à jouer. Et ils vont le jouer. Chacun aura toutefois un ob­stac­le Al­biceles­te à sur­mont­er avant le de­rni­er carré. Pour Be­ck­er, ce sera un huitième de fin­ale épique face à l’Ar­gentin Guil­lermo Perez-Roldan, spécialis­te de la terre bat­tue. Boris sauvera une balle de match au cin­quiè­me set, avant de s’im­pos­er sur le fil. Ed­berg, de son côté, réussit une splen­dide démonstra­tion de ten­nis of­fen­sif face à Man­cini et li­quide l’af­faire en trois sets.

On aurait du mal à im­agin­er, le jour du tirage au sort, un ob­ser­vateur pleur­er sur ce fichu hasard qui empêchera un re­make de la dernière fin­ale de Wimbledon. Deux semaines et un car­nav­al ten­nistique plus tard, nous y som­mes. Stefan et Boris vont s’affront­er pour gagn­er le droit de défier Chang pour le titre suprême. Boris a de nombreuses raisons de croire en ses chan­ces. Quel­ques mois plus tôt, en fin­ale de la Coupe Davis, il a atomisé son rival suédois ; à cette oc­cas­ion, il s’était montré bien plus à son aise sur ocre que son rival. Boris a aussi pour lui sa récente fin­ale à Monte Carlo ; bien que vain­cu, il a montré ses im­men­ses progrès dans le re­gistre du déplace­ment sur terre bat­tue. La pre­sta­tion de Boris durant les deux pre­mi­ers sets n’en sera que plus décevan­te. Apat­hique, laborieux à la re­lan­ce et auteur de nombreuses fautes gros­sières, il est dis­tancé d’emblée. Et c’est même un mirac­le qu’il s’offre un quat­rième set, Stefan s’étant pro­curé plusieurs bal­les de break au cours du troisiè­me. Sa fin­ale, le félin suédois va aller la cherch­er au cin­quiè­me : breaké d’entrée, il pro­fite d’une bais­se de régime de l’Al­lemand au ser­vice pour débreak­er aus­sitôt, et s’autor­ise même quel­ques retours-volées pour le moins osés sur les deuxièmes bal­les de Boris, et émerge en vain­queur de ce qui re­stera, en niveau de ten­nis pur, comme le plus beau match de la quin­zaine.

A 21 ans, Boris ne semble pas avoir de re­gret ex­ces­sif sur cette défaite, se dis­ant sans doute qu’une nouvel­le chan­ce s’offrira à lui. Mais il se trom­pe : 1991 sera la seule année où il se présen­tera en forme Porte d’Auteuil, et Agas­si lui sera net­te­ment supérieur en demi-finale. Et il a tort sur­tout car cette fin­ale face à Chang, il en aurait été, plus qu’Ed­berg peut-être, le net favori. Le sino-américain ne l’a em­porté qu’une fois en six re­ncontres face à Boris, parce qu’il n’avait aucune réponse à ap­port­er à la puis­sance de feu de l’Al­lemand ; lors de leur quart de fin­ale parisi­en deux ans plus tard, Mic­hael s’inclinera lour­de­ment en trois sets.

1989, la fin d’une époque

Avant de débouch­er sur le co­uron­ne­ment im­prob­able d’un gamin de 17 ans, ce Roland Gar­ros 1989 s’est donc soldé par une suc­cess­ion d’abs­ences, de défail­lances et de sur­prises. Et une vic­toire d’Ed­berg, qui a été bien pro­che de se pro­duire, aurait été en vérité une sur­pr­ise de même ampleur, quel que soit le pédigrée du Suédois au mo­ment des faits. Aucun serveur-volleyeur n’a re­mporté le titre parisi­en de­puis Rod Laver en 1969, ce qui com­m­ence à dater.

Je peine à im­agin­er le Chang de 1989 l’em­port­er sur le Lendl de 1987 ou le Wiland­er de 1988. Et je ne l’imagine pas davan­tage domin­er Co­uri­er ou Agas­si en 1991, Bruguera en 1993-1994 (Must­er en 1995 a répondu à la ques­tion). Ce Roland Gar­ros 1989 n’est pas la première secous­se d’ampleur d’un chan­ge­ment d’époque, mais l’épitap­he d’une période – les années 80 – dominées par deux joueurs, dont la défail­lance con­join­te a re­bat­tu les car­tes.

Au cours du demi-siècle de ten­nis « Open » com­mencé en 1968, les tour­nois du Grand Chelem ont par­fois connu des vain­queurs sur­prenants, des dénoue­ments in­at­tendus, des par­cours im­prob­ables. A tort ou à raison, trois levées semblent, plus que les aut­res, être passées à la postérité : Roland Gar­ros 1989, Roland Gar­ros 1997 et Wimbledon 2001. Je mettrai de côté l’épopée parisien­ne de Guga en 1997, qui relève d’une autre logique. En re­vanche, les par­cours d’Ivanisevic à Londres en 2001 et de Chang à Paris en 1989 ont un point com­mun majeur : ils clôturent une époque bien plus qu’ils n’en ouv­rent une nouvel­le. En dépit de son 129ème rang mon­di­al, Goran a émergé en vain­queur d’une édi­tion qui, si elle mar­quait la chute de la maison Sampras, n’en a pas moins placé dans le de­rni­er carré les quat­re vic­times prin­cipales du Califor­ni­en tout au long de sa fabuleuse mois­son lon­donien­ne dans les années 90 : Hen­man, Ivanisevic, Raft­er et Agas­si. Comme édi­tion marquée par une relève, on fait mieux…

Le début d’une nouvel­le ère ?

On relèvera, bien sûr, que les vain­queurs ultérieurs de Roland Gar­ros com­men­cent à point­er le bout de leur nez : Agas­si s’est – doux euphémisme – fait re­mar­qu­er l’année précédente ; Co­uri­er ar­rive ; un frêle Cat­alan de 18 ans, Sergi Bruguera, se hisse en huitièmes et pous­se Agenor aux cinq sets ; Thomas Must­er rumine sur sa trajec­toire in­jus­te­ment brisée. Cela suffit-il à re­ndre une levée « révolution­naire » ?

Si vrai­ment ce Roland Gar­ros 1989 était « révolution­naire », au sens où les in­itiateurs d’une révolu­tion ten­nistique s’y seraient sig­nalés (bien que fin­ale­ment bat­tus), j’ai déjà cité l’édi­tion 1988. Mais j’ai un autre can­didat à pro­pos­er, l’Australian Open 1984. Ouais. Vous me voyez sans doute venir vous em­merd­er une fois de plus avec Wiland­er. Et j’imagine déjà cer­tains d’entre vous sor­tir les tab­lettes de Colin. Eh bien pas du tout.

Une fois de plus, je vais de­voir m’ex­cus­er de ne pas être archivis­te de mes sour­ces sur le web. Je ne par­viens pas à retro­uv­er le lien vers l’ar­ticle auquel je pense. De quoi s’agit-il ? Du soupir d’un jour­nalis­te papi­er australi­en, datant de décembre 1984, au len­demain de l’Open d’Australie en­core dis­puté à Kooyong. Ma re­stitu­tion sera approximative, en­core que je fusse tel­le­ment éberlué par ce que je li­sais que je m’en souviens très bien. Nous ne som­mes pas les seuls à pratiqu­er l’auto-flagellation, les Australiens se défen­dent fort bien, et en plus ça les rend vision­naires.

« Le ver­dict de cet Australian Open est tombé, et il mérite une an­alyse sans con­cess­ion. L’His­toire re­tiendra que Mats Wiland­er a con­servé son titre. Mais ne nous men­tons pas, et dis­ons haut et fort que ce titre fut net­te­ment moins méritant que celui de l’année précédente. Il y a un an, le Suédois avait battu McEn­roe et Lendl pour l’em­port­er, nous pouv­ions alors espérer que Kooyong était en voie de de­venir l’égal de ses trois homologues du Grand Chelem et que la légende du ten­nis al­lait désor­mais aussi s’écrire dans nos contrées. Un an plus tard, l’Américain sus­pen­du et le Tchécos­lovaque battu prématurément ont ouvert un vérit­able boulevard à Wiland­er, et nous pouvons légitime­ment nous de­mand­er si ces grands champ­ions feront en­core longtemps un voyage aussi long pour s’im­pos­er sans re­ncontr­er de vérit­able op­posi­tion. Kooyong ne mérite pas l’ap­pella­tion « Grand Chelem » et ne l’a jamais méritée, n’en dépla­ise aux légen­des australien­nes des années 50-60 qui dominaient la planète ten­nis hors de nos fron­tières mais qui dis­putaient ici un sim­ple tour­noi in­ter­ne. Ils ne dis­putaient pas Kooyong parce que c’était im­por­tant, ils le dis­putaient parce que c’était à la maison.

On pour­rait à la rigueur se réjouir de l’émerg­ence de deux joueurs, Kevin Curr­en et Boris Be­ck­er, re­spec­tive­ment fin­alis­te et quart-de-finaliste, qui ont en com­mun d’avoir un ser­vice canon. C’est bien peu, mais il faud­ra s’en con­tent­er. Le Sud-Africain, à 26 ans, n’est plus un es­poir de­puis longtemps, tout au plus un bon joueur en forme, comme le furent dans un passé récent Teach­er, War­wick, De­nton et Kriek, eux aussi fin­alis­tes chez nous et in­sig­nifiants par­tout ail­leurs. Quant à Be­ck­er, il n’a que 17 ans, et il est bien trop tôt pour en­visag­er une con­fir­ma­tion. Per­son­ne n’imagine Curr­en et Be­ck­er aller aussi loin lors du pro­chain Wimbledon. »

Com­ment on dit aujourd’hui ? Ah oui : LOL

Le lutin mal­icieux

Une fois mise de côté l’hypothèse d’un Roland Gar­ros précur­seur d’une époque, on re­ndra à César ce qui ap­partient à Jules. Mic­hael Chang l’a em­porté, non en raison d’un jeu révolution­naire, mais par la maturité ex­cep­tion­nelle qu’il a déployée tout au long de sa deuxième semaine. Gagn­er un match d’une manière aussi im­prob­able face à Lendl, puis se re­mobilis­er et re­st­er dans sa bulle jusqu’au bout du tour­noi, en évacuant le sur­croît de pre­ss­ion oc­casionné par une telle vic­toire, c’est her­culé­en. La jeunes­se du bon­homme, et l’in­consci­ence qui en découle, ont pro­bab­le­ment joué, tout comme sa foi. En fin de com­pte, il im­por­te peu que nous le pre­n­ions au sérieux ou non lorsqu’il évoque sa croyan­ce, ce qu’il a fait réguliè­re­ment et pas­sionné­ment pen­dant toute sa carrière. Lui y croit, et c’est bien là l’es­sentiel. Chacun de nous a ses pro­pres raisons, ses pro­pres puls­ions, ses pro­pres moteurs ex­is­tentiels, sus­cep­tibles de lui donn­er un supplément d’âme ou de force à un mo­ment donné ; ce fut le cas pour Chang lors de cette quin­zaine folle, dont le ver­dict s’est joué à très, très peu de choses.

Avec 32 ans de recul, on con­state que per­son­ne (parmi ceux qui l’ont vécu) n’a oublié ce Roland Gar­ros 1989, et ce n’est pas pour la qualité du jeu qu’il a pro­pos­ée. Ce n’est pas non plus en raison de son re­cord, que Mic­hael Chang est sus­cep­tible de con­serv­er en­core un bon bout de temps. Et ce n’est même pas parce que Mic­hael a re­mporté le titre. Per­son­ne n’a oublié le fabuleux Sampras-Courier de Mel­bour­ne en 1995 ; be­aucoup, en re­vanche, ne se souvien­nent même pas que Pete n’a pas re­mporté le titre cette année-là.

Le Chang-Lendl est por­teur d’une im­men­se char­ge émotion­nelle qui le place à part dans l’imaginaire du sport, et c’est plus que suf­fisant pour dis­tin­gu­er cette édi­tion à nulle autre pareil­le, parenthèse au cours de laquel­le la pseudo-rationalité du ten­nis a volé en éclats. Nous avons tous une mémoire sélec­tive, et nous ne re­tenons que les mo­ments qui nous ont touchés. Roland Gar­ros 1989 est l’écrin du Chang-Lendl, c’est l’aven­ture picares­que d’un adoles­cent jusqu’au titre, c’est le re­quiem définitif pour les serveurs-volleyeurs. Pour toutes ces raisons, cette édi­tion a touché la corde sen­sib­le du grand pub­lic, paramètre qui échap­pe just­e­ment à toute an­alyse ration­nelle.

Non, ce ne fut pas une édi­tion révolution­naire ; elle fut bien plus que cela, elle fut émouvan­te.

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Grand pas­sionné de ten­nis de­puis 30 ans.

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347 Responses to 1989, un Roland Garros révolutionnaire ?

  1. Kristian 16 mai 2021 at 19:42

    Curieusement, c’est Nadal qui commence a faire son âge. Son service n’avance plus..

    • Paulo 16 mai 2021 at 20:02

      Nadal, faire son âge ? Ça lui fait une belle jambe, il continue à gagner quand même : https://www.youtube.com/watch?v=SzY6Iovw_y0

    • Sebastien 16 mai 2021 at 20:51

      Tu es dur, Kristian, Nadal a servi des premières à 184 km/h et des secondes à 148 km/h. Surtout qu’il a passé 75% de premières.
      Pas spécialement plus lent qu’à ses belles années, si ?

      • Kristian 16 mai 2021 at 21:03

        C’est l’évolution pendant le match qui m’a interpellée. Au premier set ses premières balles tournaient à 190-200 km/h. Puis ça a baissé,et il n’a plus servi qu’à 175 – 180. Je ne sais pas si c’était un coup de fatigue ou un choix pour augmenter son taux de première balle. Il avait des jambes, mais Djokovic mettait alors une grosse pression des le retour de la première balle.

  2. Don J 17 mai 2021 at 13:43

    A vous lire c’est 2021 toujours rien à l’horizon. On dirait bien qu’on en a pas fini encore avec le big two, et je me demandait si des pronostics avaient déjà été fait en ces pages sur le fait qu’ils vont bien finir par la prendre leur retraite ? J’attend toujours la période où ils vont commencer à être battus régulièrement pour me réintéresser vraiment au tennis et je suis très patient, ça c’est le point positif =)
    Après si il faut attendre leur 40 ans en 2026 et 2027, là ça va pas être possible ^^’

    • Sebastien 18 mai 2021 at 23:16

      je ne vois pas Nadal aller jusqu’à 40 ans. Il aura physiquement trop baissé et aura peut-être des blessures rédhibitoires.
      Djokovic, dès qu’il aura creusé l’écart en nombre de Grands Chelems remportés (si cela arrive) devrait lever le pied. Reste Roger qui n’est plus vraiment dans ces obsessions de records qui peut continuer encore quelques années, pour le plaisir. Et il a peut-être un ou deux Wimbledon encore dans la raquette.

  3. Babolat 18 mai 2021 at 17:55

    Roger… no ! NO ! NO!

    Contre Andujar…

    Bref… c’était la reprise mais c’était pas bon.
    C’est assez mauvais signe.

  4. Sam 18 mai 2021 at 19:42

    A priori tout allait bien jusqu’au trou d’air fatal final. « Tout allait bien »…

  5. Babolat 18 mai 2021 at 20:13

    Ca m’a rappelé l’horrible match de Pete à Wimbledon 2002 contre Bastl. Pareil… il mène 4/2 au dernier set… et en 15mn il perd 6/4.

    • Sebastien 18 mai 2021 at 23:12

      Qu’est-ce qui était arrivé à Sampras ? Trou d’air ? Adversaire en feu ?

      • Kristian 19 mai 2021 at 08:43

        Il etait vieux, il jouait sur le Graveyard, il n’y avait plus l’etincelle, c’etait la fin

        • Perse 19 mai 2021 at 14:33

          C’est vrai que c’était le chemin de croix, un pathétique fini. Et pourtant, lui-même jurait ses grands dieux ne pas l’être. Et son US Open 2 mois après fut d’autant plus incroyable.

  6. Paulo 18 mai 2021 at 21:34

    Ça me rappelle que quelqu’un, je ne sais plus qui, disait il y a quelques temps qu’il n’est jamais bon de breaker trop tôt dans le set décisif. C’est arrivé à Roger aujourd’hui ; c’était arrivé à Nadal lors de la finale de l’AO 2017. C’est arrivé à Tsitsipas contre Djoko et à Shapo contre Nadal la semaine dernière… je me souviens même de Gonzalez qui menait 4-2 dans le 5ème set face à Soderling en 1/2 à Roland 2009 et qui a perdu 6-4. Je ne sais pas si ce’st une réalité statistique mais le scénario semble se produire régulièrement.

    Sinon, j’ai cru comprendre que Roger estimait qu’il lui fallait 10 matches pour situer son niveau. Au rythme de Genève, il sera fixé vers le mois de septembre…

  7. Sebastien 18 mai 2021 at 23:11

    Roger est courageux d’avoir repris la saison sur terre battue directement. Sur une surface aussi exigeante, après un tel arrêt, il n’était pas loin de battre Andujar qui peut être un poison sur terre, cf Rio de Janeiro contre Nadal en 2014 où il était en feu.. Roger l’a dit lui-même il reprend d’une blessure plus longue et sérieuse que celle de 2016.
    Espérons qu’il sera au point à Halle et Wimbledon. Et même à Roland, avec des premiers tours cléments, il peut faire quelque chose. d’intéressant.

  8. Kristian 19 mai 2021 at 07:34

    Il devrait plutôt aller jouer directement à Stuttgart plutôt qu’à RG, s’il veut avoir des matchs dans les jambes avant Wimbledon. D’autant que sa présence a RG où il serait tête de série numéro 8 va déséquilibrer le tableau.

    • Nath 19 mai 2021 at 08:00

      C’est sûr que s’il se retrouve dans le dernier quart avec Medvedev, ça sera ouvert. On peut éventuellement ajouter Schwartzman et ce sera impronosticable, un peu comme le 3° quart de Rome.

      D’ailleurs Berrettini est 9° à la fois au classement ATP et à la Race, on l’aurait pas parié le mois dernier.

  9. Rubens 19 mai 2021 at 18:11

    Je vois passer un entrefilet sur le Sampras-Bastl de Wim 2002. Je n’ai pas vu ce match, mais le commentaire du lendemain était qu’il avait été complètement nul. A mon avis il n’y a pas à chercher plus loin, bien que j’ai lu récemment que ce match symbolisait le ralentissement du gazon.

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