Abidjan, fin des années 1980. Le tennis a le vent en poupe et les clubs huppés essaiment aux quatre coins de la Perle des Lagunes. Adolescence insouciante et heureuse dans un univers ouaté et bourgeois où le sport et les loisirs occupent une place de choix. Je vous propose une petite balade dans le temps et le club de mes années folles en trois opus, histoire de passer au chaud l’automne 15-lover sans tournois ni actualité brûlante.
Le premier volet de notre trilogie rendra hommage aux ramasseurs de balles ; pas les bambins aux joues pourpres arborant des T-shirts BNP et attendant sagement accroupis aux pieds de la chaise d’arbitre à Roland-Garros, ni les naïades irréelles qui ont officié quelques années au Master Series de Madrid. Non. Les ramasseurs auxquels je fais allusion étaient de solides gaillards avec qui je croisais le graphite tous les après-midis sans cours, et qui m’ont appris à relativiser la portée d’une roue de bicyclette.
Mercredi, 14h. Ou jeudi, ou samedi, voire dimanche, même heure. Faites votre choix ; le rituel lui est immuable : après avoir patienté la demi-heure syndicale d’après repas, j’enfile mon thermobag en bandoulière et enfourche mon BMX, la vraie vie reprend ses droits, j’ai tennis ! J’ai la niaque, aujourd’hui je sens que ça va chier ; je viens d’ailleurs de revoir pour la 74e fois la VHS de Edberg vs Becker finale de Wimbledon 88, ou pour la 98e fois le Agassi vs Wilander de Roland-Garros 88 (je coupe toujours avant le cinquième set, Andre prend 6/0). Bref j’ai du tennis plein le cœur et mon thème astral est placé sous le signe du parpaing : Mars a croisé Uranus, je vais faire un carton c’est certain.
Pas question de taper la baballe avec un pote, je vais me « prendre » un ramasseur. Dans son acception locale, le ramasseur de balles n’est pas seulement un ball boy qui ramasse les balles en luttant contre le mortel ennui du spectacle qui lui est imposé par des bourgeois bedonnants mimant le tennis, mais aussi et surtout un sparring partner avec qui on peut jouer quand on n’a pas de partenaire justement. Le club en compte une bonne quinzaine et pour ma part je les ai toujours classés en trois catégories :
- Les « Pros », en général très courus en raison de leur tennis très académique et qu’on essayait de battre coûte que coûte. Bien qu’ils n’aient pour certains jamais bénéficié de la moindre leçon de tennis, les voir exécuter tous les coups du tennis avec une telle fluidité avait quelque chose de profondément démoralisant. Le tennis c’est certain était facile… pour eux du moins qui avaient grandi dedans et y jouaient toute la sainte journée. Au gré de leur motivation qui suivait le cours de leur bourse personnelle, la partie de tennis variait du jubilatoire au terriblement frustrant pour moi, avec assez souvent un dénouement écrit dans le granit : défaite en deux sets secs.
- Les « pousseurs » ou « machines à balles » étaient issus d’une toute autre filière, celle des opportunistes venus sur le tard et qui avaient saisi la raquette par nécessité ; jeunes à la recherche de boulot et devenus tennismen par la force des choses. Tennis euqimédaca (ça veut rien dire, c’est juste l’envers d’académique) et jeu de crabe, ces métronomes n’avaient qu’un seul leitmotiv : vous jouer plein coup droit à bonne hauteur et pas trop fort. Plus réguliers que des machines lance-balles, ils pouvaient vous renvoyer la même balle toute une après-midi sans se départir de leur calme olympien. Ce manque de fantaisie m’a occasionné à quelques reprises des crises de nerfs de sinistre mémoire… « mais envoie-moi un reverrrrrrrrrrrrrrrrrrs bordel !!! »
- Les « farceurs » étaient incontestablement les pires. Souvent très jeunes, c’étaient les vrais ball boys tels qu’on l’entend. Un kid de douze ans qui ramasse comme une flèche les balles trop souvent captives du filet de femmes « d’expats » en Polo Lacoste sans manches et qui dès qu’il a une occasion se saisit d’une raquette pour voir un peu comment ça marche.
La qualité tennistique de l’après-midi dépendait donc hautement du partenaire. Les meilleurs « pros » étaient évidemment très sollicités et pour des raisons pécuniaires difficilement défendables pour moi à l’époque, préféraient bâiller aux corneilles en renvoyant des balles insipides à des tontons grisonnants avec des coups droits à la McEnroe (le coude soudé à la hanche) mais qui savaient bourse délier bien au-delà du tarif horaire contractuel. Bref quand les pros faisaient de la thune et vendaient leur tennis aux plus offrants, on devait se contenter de « pousseurs » – pas si désagréable en soi, le plus dur étant juste d’admettre qu’on puisse perdre contre un mec qui fait tout moins bien que vous mais ne fait qu’une faute directe par mois – ou de « farceurs ». Et là ce n’était pas triste. Dialogue typique du joueur angoissé de constater que le box des ramasseurs est vide et qu’il ne reste qu’un « farceur » à se mettre sous la dent :
- Il n’est pas venu Firmin aujourd’hui ?
- Si Monsieur il joue sur le huit avec une femme blanche là.
- Oh putain… Et Cissé ?
- Non il n’est pas venu.
- Et merrrrrrrde. Guy la Sauterelle, Bailly, Arouna, y’a personne ?
- Non, ils sont tous occupés.
- Oh putain… et toi, tu sais jouer ?…
- Oui je joue bien maintenant.
- Oh putain… Bon, allons-y…
Sans trop y croire on y allait, sans être surpris on déchantait, et sans retenue on éructait et jurait. Mais l’amour de la petite balle était tel qu’une partie pourrie valait mieux que pas de partie du tout. On jouait même sous la pluie sur des courts en ciment transformés en patinoire, c’est dire…
Le talent ne choisit pas son camp sur des critères sociaux-économiques, il frappe qui il veut sans s’excuser et se donne ou se refuse, capricieux qu’il est. Certains de ces gamins avaient une facilité de frappe qui, rétrospectivement, fait regretter qu’ils n’aient pu avoir aucune chance de jouer plus sérieusement ou faire de la compétition. Dieu et ses anges devaient se fendre la poire de nous voir, petits nantis, armés de Prince 110 et autres Head Prestige, sapés comme Edberg ou Lendl de la tête au thermobag, revenus de nos stages de tennis chez Bolletieri, Deniaux ou Hagelauer, nous faire coller des tannées et déculottées, roustes éhontées par des gars en haillons. Haillons que nous leur avions jetés quelques temps auparavant, à la sortie des nouvelles collections. Phil Knight ignorait certainement que sa Nike Air Trainer High, portée par Agassi ou McEnroe en 1988, eût existé en version laissant sortir les orteils.
Pour eux la raquette était divinité, et vénérée comme telle. L’instrument de travail représentait tout simplement trois à six mois de salaire (payés chichement à l’heure) et on lisait dans leur regard un mélange de pitié et de colère quand « nous » réduisions les nôtres en confettis après un set pourri. Le recyclage n’a pas attendu la vague verte pour s’imposer et les cordages qui mêlaient différents nylons, voire boyaux, collectés ça et là dans les poubelles du club en témoignaient. De la nécessité et la difficulté jaillissent le génie et la créativité, et les prouesses de cordeurs de la récup laisseraient pantois plus d’un cordeur officiel de tournoi ATP.
La culture du tennis qu’avaient certains était assez étonnante, pour des personnes de cette « condition ». Je me souviens d’un échange infamant, qui m’avait appelé à plus de modestie par la suite. A l’un d’entre eux qui me demandait – lisant par-dessus mon épaule un Tennis magazine que je dévorais en attendant que mon court se libère – qui était le joueur en photo :
- C’est lui-là Mancini non ?
- Oui c’est Alberto Mancini et il est Argentin, répondis-je avec un ton supérieur à cet illettré certainement incapable de lire la légende sous la photo.
- Hannnnnnn…
- Il vient de remporter coup sur coup les tournois de Monte-Carlo et Rome et sera certainement du coup le favori pour ce Roland-Garros 89, surenchéris-je.
- Ahhhhh je vois. Bon… Mais l’an dernier Lendl a fait le doublé aussi hein, ça l’a pas vraiment aidé pour RoNand-Garros, ni Wilander en 87. Mais bon moi je sais pas, toi tu connais…
- Arghhhhhh…
Parcourons un peu l’album des portraits et arrêtons-nous sur ceux qui m’auront le plus marqué :
- Cissé, grand échalas qui aurait pu doubler Gaston Lagaffe dans les scènes dangereuses. Un tennis d’une pureté énervante au service d’une paresse insondable. Les ramasseurs étaient payés à l’heure, lui arrivait à vous perdre vingt bonnes minutes en simple locomotion pour accomplir les 100m qui séparaient le box des courts et se contentait des quarante restantes pour vous administrer votre double roue. Le tirer de sa sieste était un exploit, et sans vraiment ouvrir les yeux il vous suivait sur le court, vous faisait « ça » proprement et retournait se pieuter. Parfois pris de crises d’hyperactivité, il déambulait à 1.5km/h dans les allées du club une cigarette au bec (j’ai compris plus tard que ce baba cool ne fumait pas que du tabac et avait été limogé pour ça).
- François « Bado » et son service en fonte. J’avais beau savoir que côté avantages il ne savait servir qu’au Té, j’aurai pu planter mon bivouac la veille au soir sur ce fameux Té et attendre le service dès le chant du coq pour une livraison à midi, je me serais quand même pris mon ace. Les 90’s avaient Goran, moi j’avais « Bado ».
- Guy la Sauterelle, surnommé ainsi pour les bonds ridicules et inesthétiques qu’il effectuait à chaque frappe de balle et qui nous amusaient beaucoup… Mais ce pleutre pousseur de l’extrême et son tennis odieux arrivaient quand même à m’administrer le dernier sacrement. Je n’ai jamais pu trouver la parade à son jeu inexistant. Il remisait, point barre. Quoi que vous lui administriez, il était dessus, faisait son entrechat, poussait son mièvre « wonnnn » et vous ramenait ça fissa. Rien que d’y penser j’en ai encore le cafard, vingt ans après. Une compile de ses plus beaux points ferait passer la mire pour un film d’action hollywoodien.
- Firmin, mon sparring partner préféré. Une brute vraiment épaisse qui secrétait naturellement ses propres stéroïdes anabolisants et avait une frappe de balle d’une lourdeur totalement inusitée. Avec l’avènement d’Agassi, puis Mancini, Courier, je me prends de passion pour le tennis violent et ne conçois ce sport que comme un exercice pugilistique. Firmin, dans sa brutale expression du tennis, était le partenaire idéal. Nous passions des heures à nous envoyer des missiles, sol-sol pour lui, sol-air pour moi. 6/0.
Certains de ces ramasseurs auront eu la chance de taper dans l’œil de pontes de la fédé et faire d’honorables carrières au niveau régional, bénéficiant alors des aides et infrastructures du centre national d’entraînement, et finissant prof pour quelques happy few. Mais pour l’immense majorité, le tennis sera resté un moyen de casser sa croûte, attraper le premier bout avant d’avoir l’ambition même de le joindre à un deuxième. Pour eux le tennis n’était pas un jeu, mais une nécessité.
Fin de l’épisode un.
Tags: tranche de vie
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