Mémoires de club acte I : Ramasseur à deux balles

By  | 13 décembre 2009 | Filed under: Bord de court

Mémoires de club acte 1 (photo DR)Ab­id­jan, fin des années 1980. Le ten­nis a le vent en poupe et les clubs huppés es­sai­ment aux quat­re coins de la Perle des Lagunes. Adolesc­ence in­soucian­te et heureuse dans un uni­v­ers ouaté et bour­geois où le sport et les loisirs oc­cupent une place de choix. Je vous pro­pose une petite balade dans le temps et le club de mes années fol­les en trois opus, his­toire de pass­er au chaud l’autom­ne 15-lover sans tour­nois ni ac­tualité brûlante.

Le pre­mi­er volet de notre tri­logie re­ndra hom­mage aux ramas­seurs de bal­les ; pas les bam­bins aux joues pourpres ar­borant des T-shirts BNP et at­tendant sage­ment accroupis aux pieds de la cha­ise d’ar­bitre à Roland-Garros, ni les naïades irréelles qui ont of­ficié quel­ques années au Mast­er Se­ries de Mad­rid. Non. Les ramas­seurs aux­quels je fais al­lus­ion étaient de sol­ides gail­lards avec qui je croisais le grap­hite tous les après-midis sans cours, et qui m’ont appris à re­lativis­er la portée d’une roue de bi­cyc­lette.

Mercredi, 14h. Ou jeudi, ou samedi, voire di­manche, même heure. Faites votre choix ; le rituel lui est im­mu­able : après avoir patienté la demi-heure syn­dicale d’après repas, j’en­file mon ther­mobag en ban­douliè­re et en­fourche mon BMX, la vraie vie re­prend ses droits, j’ai ten­nis ! J’ai la niaque, aujourd’hui je sens que ça va chier ; je viens d’ail­leurs de re­voir pour la 74e fois la VHS de Ed­berg vs Be­ck­er fin­ale de Wimbledon 88, ou pour la 98e fois le Agas­si vs Wiland­er de Roland-Garros 88 (je coupe toujours avant le cin­quiè­me set, Andre prend 6/0). Bref j’ai du ten­nis plein le cœur et mon thème as­tr­al est placé sous le signe du par­pa­ing : Mars a croisé Uranus, je vais faire un car­ton c’est cer­tain.

Pas ques­tion de taper la babal­le avec un pote, je vais me « pre­ndre » un ramas­seur. Dans son ac­cep­tion loc­ale, le ramas­seur de bal­les n’est pas seule­ment un ball boy qui ramas­se les bal­les en lut­tant con­tre le mor­tel ennui du spec­tacle qui lui est imposé par des bour­geois be­don­nants mimant le ten­nis, mais aussi et sur­tout un sparr­ing partn­er avec qui on peut jouer quand on n’a pas de par­tenaire just­e­ment. Le club en com­pte une bonne quin­zaine et pour ma part je les ai toujours classés en trois cat­égo­ries :

  • Les « Pros », en général très co­urus en raison de leur ten­nis très académique et qu’on es­sayait de battre coûte que coûte. Bien qu’ils n’aient pour cer­tains jamais bénéficié de la moindre leçon de ten­nis, les voir exécuter tous les coups du ten­nis avec une telle fluidité avait quel­que chose de pro­fondé­ment démoralisant. Le ten­nis c’est cer­tain était facile… pour eux du moins qui avaient gran­di de­dans et y jouaient toute la sain­te journée. Au gré de leur motiva­tion qui suivait le cours de leur bour­se per­son­nelle, la par­tie de ten­nis variait du jubilatoire au ter­rible­ment frustrant pour moi, avec assez souvent un dénoue­ment écrit dans le granit : défaite en deux sets secs.
  • Les « pous­seurs » ou « mac­hines à bal­les » étaient issus d’une toute autre filière, celle des op­por­tunis­tes venus sur le tard et qui avaient saisi la raquet­te par néces­sité ; jeunes à la re­cherche de boulot et de­venus ten­nism­en par la force des choses. Ten­nis euqimédaca (ça veut rien dire, c’est juste l’env­ers d’académique) et jeu de crabe, ces métronomes n’avaient qu’un seul leit­motiv : vous jouer plein coup droit à bonne hauteur et pas trop fort. Plus réguli­ers que des mac­hines lance-balles, ils pouvaient vous re­nvoy­er la même balle toute une après-midi sans se dépar­tir de leur calme olym­pi­en. Ce man­que de fan­taisie m’a oc­casionné à quel­ques re­prises des crises de nerfs de sinistre mémoire… « mais envoie-moi un re­verrrrrrrrrrrrrrrrrrs bor­del !!! »
  • Les « far­ceurs » étaient in­con­testab­le­ment les pires. Souvent très jeunes, c’étaient les vrais ball boys tels qu’on l’en­tend. Un kid de douze ans qui ramas­se comme une flèche les bal­les trop souvent cap­tives du filet de fem­mes « d’ex­pats » en Polo Lacos­te sans man­ches et qui dès qu’il a une oc­cas­ion se saisit d’une raquet­te pour voir un peu com­ment ça marche.

La qualité ten­nistique de l’après-midi dépen­dait donc haute­ment du par­tenaire. Les meil­leurs « pros » étaient évidem­ment très sol­licités et pour des raisons pécuniaires dif­ficile­ment défend­ables pour moi à l’époque, préféraient bâiller aux cor­neil­les en re­nvoyant des bal­les in­sipides à des ton­tons grison­nants avec des coups droits à la McEn­roe (le coude soudé à la han­che) mais qui savaient bour­se délier bien au-delà du tarif horaire contra­ctuel. Bref quand les pros faisaient de la thune et ven­daient leur ten­nis aux plus of­frants, on de­vait se con­tent­er de « pous­seurs » – pas si désagréable en soi, le plus dur étant juste d’ad­mettre qu’on puis­se per­dre con­tre un mec qui fait tout moins bien que vous mais ne fait qu’une faute di­rec­te par mois – ou de « far­ceurs ». Et là ce n’était pas tri­ste. Di­alogue typique du joueur an­goissé de con­stat­er que le box des ramas­seurs est vide et qu’il ne reste qu’un « far­ceur » à se mettre sous la dent :

  • Il n’est pas venu Fir­min aujourd’hui ?
  • Si Mon­sieur il joue sur le huit avec une femme blanche là.
  • Oh putain… Et Cissé ?
  • Non il n’est pas venu.
  • Et merrrrrrrde. Guy la Sauterel­le, Bail­ly, Arouna, y’a per­son­ne ?
  • Non, ils sont tous occupés.
  • Oh putain… et toi, tu sais jouer ?…
  • Oui je joue bien main­tenant.
  • Oh putain… Bon, allons-y…

Sans trop y croire on y al­lait, sans être sur­pris on déchan­tait, et sans re­tenue on éruc­tait et jurait. Mais l’amour de la petite balle était tel qu’une par­tie pour­rie valait mieux que pas de par­tie du tout. On jouait même sous la pluie sur des co­urts en ci­ment trans­formés en patinoire, c’est dire…

Le talent ne choisit pas son camp sur des critères sociaux-économiques, il frap­pe qui il veut sans s’ex­cus­er et se donne ou se re­fuse, cap­ricieux qu’il est. Cer­tains de ces gamins avaient une facilité de frap­pe qui, rétros­pective­ment, fait re­grett­er qu’ils n’aient pu avoir aucune chan­ce de jouer plus sérieuse­ment ou faire de la com­péti­tion. Dieu et ses anges de­vaient se fendre la poire de nous voir, petits nan­tis, armés de Prin­ce 110 et aut­res Head Pre­stige, sapés comme Ed­berg ou Lendl de la tête au ther­mobag, re­venus de nos stages de ten­nis chez Bol­letieri, De­niaux ou Hagelau­er, nous faire col­l­er des tannées et déculottées, rous­tes éhontées par des gars en hail­lons. Hail­lons que nous leur av­ions jetés quel­ques temps auparavant, à la sor­tie des nouvel­les col­lec­tions. Phil Knight ig­norait cer­taine­ment que sa Nike Air Train­er High, portée par Agas­si ou McEn­roe en 1988, eût existé en vers­ion lais­sant sor­tir les or­teils.

Pour eux la raquet­te était di­vinité, et vénérée comme telle. L’instru­ment de travail re­présen­tait tout simple­ment trois à six mois de salaire (payés chic­he­ment à l’heure) et on li­sait dans leur re­gard un mélange de pitié et de colère quand « nous » réduis­ions les nôtres en con­fet­tis après un set pour­ri. Le re­cyc­lage n’a pas at­tendu la vague verte pour s’im­pos­er et les cor­dages qui mêlaient différents nylons, voire boyaux, col­lectés ça et là dans les poubel­les du club en témoig­naient. De la néces­sité et la dif­ficulté jail­lissent le génie et la créativité, et les pro­ues­ses de cor­deurs de la récup lais­seraient pan­tois plus d’un cor­deur of­ficiel de tour­noi ATP.

La cul­ture du ten­nis qu’avaient cer­tains était assez éton­nante, pour des per­son­nes de cette « con­di­tion ». Je me souviens d’un échan­ge in­famant, qui m’avait appelé à plus de modes­tie par la suite. A l’un d’entre eux qui me de­man­dait – li­sant par-dessus mon épaule un Ten­nis magazine que je dévorais en at­tendant que mon court se libère – qui était le joueur en photo :

  • C’est lui-là Man­cini non ?
  • Oui c’est Al­ber­to Man­cini et il est Ar­gentin, répondis-je avec un ton supérieur à cet il­lettré cer­taine­ment in­cap­able de lire la légende sous la photo.
  • Han­nnnnnn…
  • Il vient de re­mport­er coup sur coup les tour­nois de Monte-Carlo et Rome et sera cer­taine­ment du coup le favori pour ce Roland-Garros 89, surenchéris-je.
  • Ahhhhh je vois. Bon… Mais l’an de­rni­er Lendl a fait le doublé aussi hein, ça l’a pas vrai­ment aidé pour RoNand-Garros, ni Wiland­er en 87. Mais bon moi je sais pas, toi tu con­nais…
  • Arghhhhhh…

Par­courons un peu l’album des portraits et arrêtons-nous sur ceux qui m’auront le plus marqué :

  • Cissé, grand échalas qui aurait pu doubl­er Gas­ton Lagaf­fe dans les scènes dan­gereuses. Un ten­nis d’une pureté éner­vante au ser­vice d’une pares­se in­sond­able. Les ramas­seurs étaient payés à l’heure, lui ar­rivait à vous per­dre vingt bon­nes minutes en sim­ple loc­omo­tion pour ac­complir les 100m qui séparaient le box des co­urts et se con­ten­tait des quaran­te re­stan­tes pour vous ad­ministr­er votre doub­le roue. Le tirer de sa sies­te était un ex­ploit, et sans vrai­ment ouv­rir les yeux il vous suivait sur le court, vous faisait « ça » pro­pre­ment et re­tour­nait se pieut­er. Par­fois pris de crises d’hyperac­tivité, il déam­bulait à 1.5km/h dans les allées du club une cigaret­te au bec (j’ai com­pris plus tard que ce baba cool ne fumait pas que du tabac et avait été limogé pour ça).
  • François « Bado » et son ser­vice en fonte. J’avais beau savoir que côté avan­tages il ne savait ser­vir qu’au Té, j’aurai pu plant­er mon bi­vouac la veil­le au soir sur ce fameux Té et at­tendre le ser­vice dès le chant du coq pour une li­vraison à midi, je me serais quand même pris mon ace. Les 90’s avaient Goran, moi j’avais « Bado ».
  • Guy la Sauterel­le, sur­nommé ainsi pour les bonds ridicules et in­esthétiques qu’il ef­fectuait à chaque frap­pe de balle et qui nous amusaient be­aucoup… Mais ce pleut­re pous­seur de l’extrême et son ten­nis odieux ar­rivaient quand même à m’ad­ministr­er le de­rni­er sac­re­ment. Je n’ai jamais pu trouv­er la para­de à son jeu in­exis­tant. Il re­misait, point barre. Quoi que vous lui ad­ministriez, il était de­ssus, faisait son en­trec­hat, pous­sait son mièvre « won­nnn » et vous ramenait ça fissa. Rien que d’y pens­er j’en ai en­core le cafard, vingt ans après. Une com­pile de ses plus beaux points ferait pass­er la mire pour un film d’ac­tion hol­lywoodi­en.
  • Fir­min, mon sparr­ing partn­er préféré. Une brute vrai­ment épais­se qui secrétait naturel­le­ment ses pro­pres stéroïdes an­abolisants et avait une frap­pe de balle d’une lour­deur totale­ment in­usit­ée. Avec l’avène­ment d’Agas­si, puis Man­cini, Co­uri­er, je me pre­nds de pass­ion pour le ten­nis violent et ne conçois ce sport que comme un ex­er­cice pugilis­tique. Fir­min, dans sa brutale ex­press­ion du ten­nis, était le par­tenaire idéal. Nous pass­ions des heures à nous en­voy­er des mis­siles, sol-sol pour lui, sol-air pour moi. 6/0.

Cer­tains de ces ramas­seurs auront eu la chan­ce de taper dans l’œil de pon­tes de la fédé et faire d’honor­ables carrières au niveau région­al, bénéficiant alors des aides et in­frastruc­tures du centre nation­al d’entraî­ne­ment, et fin­is­sant prof pour quel­ques happy few. Mais pour l’im­mense majorité, le ten­nis sera resté un moyen de cass­er sa croûte, attrap­er le pre­mi­er bout avant d’avoir l’am­bi­tion même de le joindre à un deuxième. Pour eux le ten­nis n’était pas un jeu, mais une néces­sité.

Fin de l’épisode un.

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