Des rêveries d’un joueur solitaire

By  | 14 avril 2012 | Filed under: Rencontres

Nimy, quel­que part du côté de la sor­tie 23 de l’autoroute Bruxelles-Paris, un peu au sud de Mons. Nous som­mes en région wal­lonne. Les routes sont rappées d’usure dès qu’on sort des voies nationales. L’académie loc­ale de musique n’est jamais loin du bar du coin, qui n’est jamais loin de la mutuel­le loc­ale, du zon­ing en réfec­tion, des col­li­ers de maisons grises qui font vil­lage. On vote socialis­te. On travail­le au noir. On paie sa bière, puis celle de l’autre. On n’a rien con­tre les Flamands et d’ail­leurs on ne parle pas leur lan­gue.

Et à Nimy, quel­ques cen­taines de mètres après la bretel­le d’autoroute, il y a un club de ten­nis. Le TC Nimy a sa légende. Les joueurs de la région préten­dent que la porte d’entrée du club ne s’ouvre qu’avec le clou plan­qué au-dessous du pail­lasson d’entrée. Le TC Nimy de­vait de­venir le complément hen­nuy­er du centre AFT de Mons, avant que les in­stan­ces du ten­nis fran­cophone ne décident de s’en désin­vestir. La buvet­te sent la cigaret­te froide. Le Quick des ter­rains in­térieurs re­ssemble au Dres­de des len­demains de bom­barde­ment. Le toit perce. Les sur­faces gèlent durant l’hiver et les pili­ers de souti­en du han­gar évoquent les heures glorieuses de la révolu­tion nord-coréenne. Le TC Nimy, de l’avis de son président, est le club le plus pour­ri de la région, qui en com­pte pour­tant quelques-uns. Mais voilà, Fred – c’est le président, Fred – est am­bitieux, et cela fait deux ans main­tenant qu’il veut rénover le club, re­construire la buvet­te et doter le han­gar d’un re­vête­ment décent. Il a dis­cuté avec le bourgmestre. Raclé les fonds de tiroir des com­mer­çants loc­aux. Et décidé il y a deux ans d’or­ganis­er au TC Nimy un tour­noi de ce qu’on ap­pelle le Be­lgian Cir­cuit, à savoir la catégorie d’élite des tour­nois nationaux en Be­lgique.

Cette année, c’est Byzan­ce. Fred con­nait de loin Chris­tophe Roc­hus et l’a con­vain­cu – « en sac­hant se montr­er per­suasif », dixit Chris­tophe – de par­ticip­er au tour­noi. Les co­achs de la région ont rameuté le petit monde local du ten­nis. On a adossé une tente blanc pluie à la buvet­te, qu’on a bap­tisé re­staurant pour l’oc­cas­ion. Soixan­te joueurs se sont in­scrits dans le tab­leau Mes­sieurs I, du Hainaut, de Bruxel­les, de Flandre ; des jeunes qui se tes­tent, des co­achs, les co­ureurs de cac­heton, des joueurs sol­ides et limités. Il y a François, qui a perdu cinq fois au tie-break le gain d’un point ATP. Il y a Maxime, qui me dit hier en­core qu’un an­ci­en champ­ion de Be­lgique lui avait avoué qu’il « avait une belle main ». Il y a Sop­hie, la juge-arbitre, qui rap­pelle à qui veut l’en­tendre que « Chris­tophe a refusé d’avoir un coin à lui durant le tour­noi, et qu’il préfère re­st­er dans le club-house comme tout le monde » – c’est un gars sim­ple, quoi. Il y a De­nnis, trop fort pour la Be­lgique et trop faib­le pour le reste du monde. Il y a Maxim, Arthur, Dami­en, An­toine et tant d’aut­res, à qui leurs co­achs assis à côté d’eux leur répètent de­puis deux ans qu’ils ont leur poten­tiel pour être pros, et qui de­viendront plus tard pro­fes­seurs de ten­nis.

Et puis il y a moi. Cela fait dix-neuf ans main­tenant que je cours les tour­nois du prin­temps à sep­tembre, et huit ans cette année que je joue ce qu’on ap­pelle « la gril­le », à savoir le système de répar­ti­tion de points définis­sant le haut des clas­se­ments be­lges. J’ai longtemps joué la peur au ventre. J’avais com­mencé à jouer en com­péti­tion un peu après les aut­res joueurs de mon âge, et j’en avais gardé des années durant un léger com­plexe d’infériorité ainsi que la volonté scolaire de bien faire, de me battre, de ne pas per­dre. Ne pas faire la faute, ne pas délier le bras, at­tendre la défaite ad­verse. Je ne l’avouais à per­son­ne, mais je ne sup­por­tais pas ces jours de tour­noi, où la nausée me venait pre­sque à l’idée d’être ridicule, dépassé, grotes­que de­vant mon ad­versaire souvent plus rapide, mieux habillé, plus sûr de lui. Mais je gag­nais des matchs néan­moins. J’étais calme, j’avais l’œil rapide et je me cram­ponnais tant à mes peurs que la rage qu’elles me per­met­taient de tenir mes re­ncontres au-delà de l’épuise­ment physique et ment­al. Je suis de­venu adul­te. La peur n’a jamais dis­paru et les kilos com­men­cent à em­pes­er mon jeu. Mais je joue mieux. Je sens que le re­gard des aut­res sur moi a changé. J’ai aujourd’hui un élégant jeu de con­treur, lent mais sou­ple. Les gens ai­ment re­gard­er mon re­v­ers, un joli re­v­ers à deux mains, coulé, varié, précis. Et les buvet­tes des tour­nois m’apprécient parce que je re­ssemble aux gens qui les com­posent : un peu trop lourd, un peu trop vieux, peu habillé – re­gard­er Pit­seys jouer per­met au bras cassé de se dire qu’il suf­fit d’un peu de chan­ce pour avoir un joli jeu de poche.

Tout ça pour dire que je n’ai jamais rêvé d’être un vrai joueur de ten­nis, ni même un joueur qui re­ssemble à un vrai joueur : fin et dur, tenue floquée, coup droit d’ap­parat. J’ai battu trois fois Be­ck­er con­tre le mur de mon garage, en fin­ale de Wimbledon. Mais sur le ter­rain, le rêve c’est pour les aut­res.

C’est pour­tant moi que le tirage au sort avait désigné dans le tab­leau de qualifica­tions pour jouer con­tre Chris­tophe Roc­hus en pre­mi­er tour de tab­leau final. C’est moi. Cette fois c’est moi, pas le prof de Mons, le jeune con qui re­vient de chez Mouratog­lou ou le coach à bour­geoises de l’Est de Bruxel­les. C’est ma par­tie. J’ai marché hier comme un mort de faim sur mon ad­versaire de qualifs. J’ai deux raquet­tes, un sac en plas­tique, je porte en­core le short et le polo blanc, et c’est moi, la vieil­le bique, qui vais avoir l’hon­neur de me faire déchiquet­er dans quel­ques minutes par l’invité de la semaine. Les gos­ses co­urent dans le club-house, et trois adoles­centes braquent un re­gard énamouré de­vant « Chris­tophe », qui se tient légère­ment en re­trait en fond de salle. Juli­en, qui est censé re­ncontr­er Roc­hus au tour pro­chain, me souhaite rapide­ment bonne chan­ce. Sop­hie me présente à mon ad­versaire, qui ne prend pas la peine de réprim­er un sourire sur­pris à la vue de mon sac en plas­tique Car­refour ab­ritant mes deux raquet­tes et la bouteil­le de Spa que j’ai re­mplie dans les ves­tiaires. Nous en­trons dans le han­gar.

La re­ncontre com­m­ence. Elle durera onze minutes ex­ac­te­ment. Le temps de l’échauf­fe­ment, où le grand con que je suis se dit forcément qu’à ce rythme, le gars d’en face doit tout de même être jou­able. Car c’est vrai qu’il n’est pas grand, Chris­tophe Roc­hus. C’est vrai qu’il est in­dolent, ab­sent de lui-même, pre­sque gêné de de­voir vivre éveillé. Pas vrai­ment sym­pat­hique mais pre­sque touc­hant en Bartleby du ten­nis ex­sudant son « je préfère ne pas… » à lon­gueur de coups ; je préfèrerais ne pas co­urir ; ne pas suer ; ne pas être là ; ne pas me faire chier à répondre à ces bran­leurs, à ces faux-culs, à ces ab­rutis qui me de­man­dent si je me sens bien dans leur han­gar ; ne pas parl­er, ne pas me lever, ne pas de­voir sourire ; ne rien faire ; dis­parait­re ; me faire de la thune et dis­parait­re. Il joue douce­ment, et rêve peut-être de mers brumeuses et de sol­eils silen­cieux. Je me sens pre­sque bien. Je voud­rais que ça dure.

Et le pre­mi­er jeu, dis­puté, que je fail­lis pre­ndre, que je dois pre­ndre d’ail­leurs. Je sais que le match sera dif­ficile pour moi, car je souffre d’une am­poule de­puis le match d’hier. Le re­v­ers, mon coup fort, sera en panne. J’en­voie ce que je peux au ser­vice et man­que de m’ouv­rir la main au re­tour. Je sens qu’il y a un in­fime es­pace pour tenir ce ser­vice, et peut-être celui d’après. Grap­pill­er quel­ques jeux. Ne pas être ridicule. Le coup ne pas­sera pas loin, quel­ques cen­timètres sur une at­taque de coup droit ; mais deux re­tours gag­nants plus tard, c’est Chris­tophe qui prend le jeu. Les quaran­te minutes suivan­tes me per­mirent alors de com­prendre ce qu’est un vrai joueur de ten­nis.

Que dire ? Chris­tophe n’a pas perdu un kilo de­puis son re­trait des ter­rains. Il court vite, est im­pecc­able dans sa tech­nique de co­ur­se, prend la balle juste après le re­bond. Pas de coup neut­re, pas d’at­tente. Je re­mets la balle, il la ter­mine. Je l’at­taque, il me dépasse. Je slice, il monte. Je joue au centre, il me déporte. Je joue croisé, il me déporte davan­tage. Je tente l’amor­tie : ben, il contre-amortit, forcément – ne JAMAIS amor­tir sur un Roc­hus. Je le lobe, il me tweene. Je le re-lobe, il me fait aval­er la balle. Chris­tophe Roc­hus n’est pas un joueur puis­sant, il doit donc être un joueur rapide. Il joue sur l’étour­disse­ment con­stant, le tri­cotage ag­ressif. Le phas­me se fait col­ib­ri, le poux de­vient puce. Et les jeux se succèdent. Mon T-shirt peut ab­reuv­er l’Af­rique entière. J’es­saie de me cram­ponn­er à mon ser­vice de gauch­er, slicé extérieur côté avan­tage, une saloperie fuyan­te que même les meil­leurs fin­is­sent par vomir. Ver­dict, quat­re re­tours gag­nants d’affilée, et ma raquet­te gémis­sant de déses­poir.

Il en va sans doute de ce genre de match comme d’un deuil à con­struire à l’an­nonce d’une mal­adie grave. On y croit au début. Puis on se révolte, on se met en colère: ce re­v­ers qui ne va pas, ces doub­les fautes qu’on ne fait (forcément) jamais d’habitude, fic­hue am­poule, mauva­ise tens­ion, sur­face de merde. La peur de par­tir ridicule vient en­suite. Je me vois faire semblant de pens­er à un plan de re­chan­ge. Je serre le poing pour la forme, tout en es­quivant le re­gard du pub­lic. Et, je vous l’avoue, je pense un peu à vous, en me dis­ant que j’aurais bien voulu ne fût-ce que sor­tir un coup droit ulysséen en l’hon­neur de la for­mid­able bande de tarés que vous for­mez tous. Et puis le sourire vient, le deuil est fait. C’est à ce mo­ment là que tombe pre­sque naturel­le­ment mon seul jeu du match : trois coups gag­nants, dont une jolie amor­tie bloquée. Le corps se relâche. Je pro­fite des de­rni­ers in­stants. Je me sur­prends à le re­gard­er jouer, le petit bon­homme d’en face, son visage sérieux et tri­ste, sa moue ir­onique, sa pure mer­veil­le de re­v­ers.

6/0, 6/1, cin­quan­te minutes. La leçon, quoi. Une char­ge atomique de ten­nis dans les dents. Coup de pot, Chris­tophe est dans un de ses bons jours. Et moi, il me fait plutôt marr­er avec son tempéra­ment d’As­perg­er. On boit des bières. Et Chris­tophe parle, fidèle à sa réputa­tion… Il parle de lui, bien sûr, et be­aucoup : des quel­ques tour­nois qu’il jouera en­core cette année, des pro­jets qu’il a dans le golf, de la dif­ficulté de co­ach­er la nouvel­le généra­tion de joueurs be­lges, ex­trême­ment privilégiés fin­an­cière­ment et peu volon­taires. Et par­lant de lui, du cir­cuit dans lequel il a passé dix ans de sa vie. Où on apprend que le cir­cuit tel qu’il l’a laissé ne lais­se selon lui plus assez de place au jeu lui-même, à la création de trajec­toires et de filières tac­tiques créatives. Qu’il y a peu de choses plus em­mer­dantes pour un joueur que de jouer Be­rdych, Soderl­ing ou la nuée de leurs clones. Qu’il échan­gerait dix Uk­rainiens con­tre un Cor­ret­ja. Que la pauv­reté tech­nique du jeu au top est, selon lui, heureuse­ment masquée par la présence de deux joueurs touchés par les dieux, à savoir Feder­er et Mur­ray. Qu’à ce titre, le fait que Gil­les Simon soit in­cap­able d’at­taqu­er une balle mi-court n’en fait pas moins un des jeux les plus in­téres­sants du cir­cuit. Que vu l’infla­tion du volume physique des joueurs ac­tuels, la seule manière ef­ficace de lutt­er con­tre le dopage sur le cir­cuit serait d’in­tensifi­er les contrôles au niveau junior, car c’est à cet âge, vers 14 ou 15 ans par­fois, que des gos­ses, souvent in­conscients de ce qui leur est ad­ministré, com­men­cent à se faire « charg­er » par leurs parents ou co­achs ; que l’ar­gu­ment selon lequel tel ou tel joueur – suivez mon re­gard, amis de la cor­rida – serait « naturel­le­ment » puis­sant physique­ment à 17 ou 18 ans est non per­tinent à cet égard ; qu’il ne lui re­vient pas de re­proch­er à ce type de joueur – suivez mon re­gard, amis de la pael­la – de maximis­er ces gains pro­fes­sion­nels mais qu’il ne plaindra pas s’il venait à faire un in­farctus à 40 ans ; que si les pratiques de dopage sont plus mas­sives auprès de cer­tains cul­tures ten­nistiques – suivez mon re­gard, amis de la vodka et du tango – elles sont néan­moins généralisées au sein du top – suivez mon re­gard, amis de l’em­menth­al. Et que, au pas­sage, Tim Hen­man serait pro­bab­le­ment champ­ion de golf pro­fes­sion­nel s’il se tirait les doigts de sa vie familiale. Chris­tophe parle, lon­gue­ment, de la manière de ceux qui ne par­lent pas souvent, qui ne par­lent que d’eux et qui préfèrent être com­pris qu’appréciés. Il n’im­pose pas son point de vue et se fiche du tien. Il est heureux qu’on le pre­nne comme il est, une tête de lard. Et puis il te serre la main, au milieu d’une de ses phrases, en te dis­ant qu’il s’en va. Il est pour­tant de très bonne humeur. Car il lui plait de re­par­tir sol­itaire.

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206 Responses to Des rêveries d’un joueur solitaire

  1. Serge 21 avril 2012 at 13:05

    J ai lu, et oui c est pas loin d etre le meilleur article, la grande classe John.
    J ai aimer la descriptions, ou tu essayes tout mais Rochus fait tout mieux (« ne JAMAIS amortir sur un Rochus. Je le lobe, il me tweene. Je le re-lobe, il me fait avaler la balle etc…).
    Sinon je me fait rare dans les commentaires, mais je vous lis toujours avec autant de plaisir.

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